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monté sur les barres de petit perroquet pour examiner les dangers dont nous étions environnés, et avait cru entrevoir dans la configuration de la côte une chance inespérée de salut, sinon pour nos corvettes, du moins pour leurs équipages. Le vent nous poussait insensiblement vers l’ouverture d’une grande baie dont l’entrée était, il est vrai, obstruée par des bancs et de nombreux îlots ; mais ces obstacles ne devaient point être assez continus pour ne pas laisser entre eux quelque passage. C’était ce passage que, selon Baudouin, il fallait aller résolument chercher. Si on le découvrait, nul doute qu’on ne trouvât à l’abri de quelque îlot un mouillage tenable, et à défaut de mouillage, une plage de sable sur laquelle on pourrait s’échouer et se cramponner aux débris des corvettes, ou gagner la terre à la nage. Chacun finit par se ranger à l’opinion de l’enseigne. Nous laissâmes donc arriver vent arrière sur les brisans, sans autre voile que la misaine. Baudouin, du haut des barres de petit perroquet, dirigeait la route, et moi, comme étant le plus agile, je restais près de lui, me chargeant d’aller transmettre, chaque fois qu’il le fallait, ses avis ou ses observations au commandant. Nous étions emportés par le vent et poussés par une mer énorme, qui, pareille à la barre d’un fleuve, venait rouler jusque sous notre poupe ses tourbillons d’écume et de sable. Le mugissement de la vague, le sifflement de la brise à travers les cordages produisaient un tel tumulte, que les commandemens de l’officier pouvaient à peine se faire entendre. C’était une scène à frapper de terreur un équipage moins éprouvé que le nôtre. L’émotion cependant était grande, même parmi ces hommes habitués dès l’enfance à jouer leur vie dans de semblables hasards, et la plus vive anxiété se peignait sur toutes les figures.

Nous approchions ainsi de la terre avec une effrayante rapidité. Il fallait nécessairement changer de route et longer quelque temps cette effroyable barrière pour chercher la coupure par laquelle on pourrait la franchir ; mais cette manœuvre était impossible, si l’on ne commençait par amurer la grand’voile. Avec la misaine seule, nous n’eussions fait que dériver ; la mer en moins d’un quart d’heure nous eût jetés sur les récifs. La tempête était alors dans toute sa force. Déployer une voile par un temps pareil, sans que le vent la mît en lambeaux, n’était pas chose facile, et notre unique espoir de salut dépendait du succès de cet effort. Des marins pourraient seuls comprendre, quels soins prit l’équipage pour développer lentement ce tissu précieux, dont les plis contenaient la vie ou la mort de cent neuf hommes. La grand’voile fut enfin amurée et bordée. La toile était neuve, les ralingues solides ; le fond se gonfla comme une outre, mais ne creva pas. La Durance avait déjà dévié de sa route, et ne fuyait plus devant l’ouragan. Courbée sous la pression de la