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jamais interrompues. Elles furent en effet, de nuit comme de jour, et sans qu’il en résultât le moindre inconvénient pour le service, aussi fréquentes que chacun pouvait le désirer. Je ne me fis donc pas faute de profiter de tous les instans de liberté qui m’étaient accordés, et je ne bornai pas, comme on pense bien, mes promenades à l’enceinte de la ville. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus heureux que je l’étais à cette époque de ma vie. Sans être doué d’une force athlétique, je jouissais d’une santé excellente, et je me sentais tout à la fois léger de corps et d’esprit. La timidité que me faisait éprouver mon défaut d’instruction première avait, grâce aux études auxquelles je n’avais cessé de me livrer depuis le commencement de la campagne, fait place à une confiance qui n’excluait pas, Dieu merci, une certaine réserve. J’écoutais encore beaucoup plus que je ne parlais, mais personne n’eût pu se dire plus leste ou plus hardi que moi, ou plus disposé à obliger un camarade. Je n’avais pas d’autre ambition, et c’était, il faut bien le dire, en ces temps si éloignés déjà, celle de la plupart des jeunes gens de mon âge. Tout venait, ce semble, mieux à point qu’aujourd’hui : les précoces docteurs étaient rares, les hommes sérieux et pratiques ne l’étaient pas. On rencontrait beaucoup de ces vertes vieillesses qu’on se plaint de ne plus trouver de nos jours. On les verra revenir, je ne crains pas d’en répondre, quand on aura rendu à la jeunesse la vie active et insouciante qu’elle menait il y a soixante ans.

J’ai vu trop de choses dans le cours de ma longue carrière pour n’en avoir pas beaucoup oublié. Je me souviens cependant encore, comme s’il n’y avait que quelques mois que j’eusse quitté Amboine, de l’aspect éblouissant de cette nature où tout respire la force et la fécondité. Des arbres se perdent dans les nues ou étendent au loin leur ombrage, d’autres sont chargés de fleurs, et de leur écorce même s’exhalent des parfums. L’air en est embaumé, et on dirait que les ailes des vents en sont appesanties, tant la brise dans ces parages est ordinairement tiède et paresseuse. Les oiseaux, les insectes, les reptiles, les poissons même sous l’eau transparente où l’œil peut les suivre, les coquilles et les madrépores sur leur tapis de sable, tout a le doux éclat de la fleur, les feux de l’émeraude et du rubis ; tout reflète ou la verdure des bois ou les nuances changeantes du jour. C’est surtout au moment où ce monde enchanté s’éveille et s’épanouit aux premières clartés qui paraissent à l’horizon qu’on est frappé du spectacle de son éternelle jeunesse et de sa majestueuse beauté : il semble que c’est ainsi que la terre a dû sortir des mains qui la dégagèrent du chaos, et qu’on assiste au matin de la création.

Notre séjour à Amboine, où nous nous arrêtâmes plus d’un mois, rendit aux plus découragés des forces pour une nouvelle campagne. Après avoir conduit le lecteur le long des côtes de la Nouvelle-Calédonie,