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Ce qui nous restait des vivres emportés de France était complètement gâté. Le vin s’était aigri, les farines s’étaient échauffées, et ces alimens malsains hâtaient le développement du principe scorbutique dont nous étions depuis longtemps infectés. Cette affreuse maladie faisait chaque jour à bord des progrès effrayans. La plupart des matelots et des officiers, l’amiral lui-même, en ressentaient les atteintes. Dans cette situation fâcheuse, il n’y avait plus à hésiter : il fallait s’éloigner de la Nouvelle-Guinée, que nous savions, par l’expérience acquise l’année précédente, fertile en orages et en calmes. Nous eussions voulu gagner l’île de Java, où nous étions certains de trouver à nous ravitailler ; mais la rapidité avec laquelle se propageaient et s’aggravaient les symptômes du scorbut indiquait assez que nous ne pourrions aller jusque-là sans toucher du moins à un port intermédiaire. Aussi, dès que nous eûmes pris la résolution d’ajourner à des temps meilleurs la continuation de nos travaux, nous n’eûmes plus d’autre pensée que d’atteindre les Moluques par le chemin le plus court et le plus, prompt. C’est ainsi qu’après avoir franchi le détroit de Dampier[1], qui sépare la pointe méridionale de la Nouvelle-Bretagne de l’île Rook, voisine de la Nouvelle-Guinée, après avoir suivi d’assez près la côte occidentale de la Nouvelle-Bretagne, de plus loin celle de la Nouvelle-Irlande, nous nous décidâmes à diriger notre route de manière à passer encore une fois au nord des îles de l’Amirauté et des Anachorètes.

Pendant quelques jours, les vents furent très variables, le temps sombre et pluvieux. Ce ne fut que le 16 juillet, à la pointe du jour, que nous vîmes les îles des Anachorètes. À partir de ce moment, nous semblâmes nous traîner plus lentement encore vers le but ardemment désiré ; la brise ne soufflait plus que par bouffées orageuses, et notre sillage ne se ranimait un peu que lorsque des torrens de pluie venaient fondre sur nous. Quand le ciel ne se déchirait pas pour livrer passage à ces effroyables averses, un dôme de plomb semblait peser sur nos têtes. C’était une voûte d’un bleu noirâtre qui s’appuyait de chaque côté à l’horizon sans laisser une fissure par où pût poindre un coin du véritable ciel. Une morne mélancolie régnait à bord de nos bâtimens. M. de Bretigny n’avait pu se relever de l’impression douloureuse que lui avait causée la perte de son ami. Il était resté sombre et silencieux, éprouvant un dégoût presque invincible pour toute espèce d’alimens. Peu de jours après notre départ du havre de Balade, les premiers symptômes du scorbut étaient venus se joindre à cet abattement moral et avaient aggravé un état qui inspirait déjà de vives inquiétudes. Lorsque nous arrivâmes

  1. Il ne faut pas confondre ce détroit avec le canal du même nom qui, à 360 lieues plus à l’ouest, trace un sinueux passage au navigateur entre Batenta et les îlots qui entourent l’île dit Roi-Guillaume, peu distante de la côte méridionale de Waygiou.