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les cadavres des ennemis tombés sous leurs coups, et se couvraient le visage d’ocre rouge à la façon des noirs habitans des Vitis. Pour cette bouillante jeunesse, la mort qu’on ne trouvait pas sur un champ de bataille était ignominieuse. Souvent des bandes d’aventuriers, se rangeant sous la conduite d’un chef élu pour sa vaillance, s’en allaient faire au loin assaut de courage et de prouesses. Elles trouvaient à Laguemba ou à Viti-Lebou une arène toujours ouverte, et en rapportaient dans leur patrie une humeur inquiète avec des usages féroces. Tous ces chevaliers errans s’étaient, à notre arrivée, donné rendez-vous sur l’îlot de Panghaï-Modou. C’étaient eux qui, dès le premier jour, avaient paru prendre à tâche de nous braver. Si nous tracions une ligne sur le sable pour leur indiquer la limite qu’ils ne devaient point franchir, ils venaient fièrement tracer un autre trait en dedans du nôtre, brandissant leur massue, agitant leur zagaie et bravant notre longanimité par mille fanfaronnades. Un sentiment d’humanité, fort honorable sans doute, avait engagé l’amiral à nous interdire de faire usage de nos armes tant que nous n’y serions pas contraints par le soin de notre défense personnelle. Ce moment allait arriver.

Vers la fin de la fête à laquelle venait de nous faire assister Tineï-Takala, quelques physionomies sinistres s’étaient montrées dans la foule. Véa me les fit remarquer avec une sorte d’effroi, et il me parut que la figure de la reine trahissait aussi une secrète inquiétude. C’étaient bien les mêmes hommes dont nous avions eu à nous plaindre. Avec eux, plusieurs de nos officiers reconnurent des voleurs dont ils avaient déjà subi les larcins. L’un avait enlevé un sabre, l’autre n’avait dérobé qu’un couteau ; le plus innocent avait au moins soustrait un mouchoir. Véa me fit entendre qu’aussitôt la fête terminée, toutes les femmes quitteraient l’îlot de Panghaï-Modou, que la reine elle-même ne serait pas en sûreté au milieu de ces vagabonds, et que je devais m’empresser de rentrer à bord. Elle m’adjura surtout de ne pas rester à terre après le coucher du soleil. Un avis semblable fut donné à d’autres officiers, et, pour nous mieux prouver combien leurs alarmes étaient fondées, l’amiral se fut à peine embarqué, que toutes les femmes s’empressèrent de se diriger vers Tonga-Tabou.

Nous eussions pu aisément opérer notre retraite, mais plusieurs de nos camarades étaient dispersés sur l’îlot et dans l’île. S’il y avait quelque danger pour nous, il y en avait bien plus pour des gens isolés. Nous résolûmes donc de demeurer à terre jusqu’au moment où nous serions tous réunis. Il était alors quatre heures environ de l’après-midi. L’amiral, qui ne passait jamais un seul jour sans aller rendre visite à son ami, venait d’arriver à bord de la Durance,