Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est peut-être indiscrète ? — Non, madame, répondit Louise après un moment d’hésitation. Je suis sûre d’ailleurs que vous m’approuverez. Je suis seule, je n’ai que ma mère, comme vous disiez, et j’ai besoin d’un autre appui. Je vais épouser le père de ces petits orphelins auxquels vous vous intéressez. — Quoi ! s’écria ma mère avec une surprise involontaire, vous épouseriez… — Elle n’acheva point. Elle connaissait celui dont parlait Louise, et elle allait ajouter : Vous si jeune et si belle, vous unir à un homme qui a deux fois votre âge, fatigué et vieilli par le travail, par la misère, à un homme que vous ne pouvez aimer ! — Merci, madame, reprit Louise, je vois que vous me comprenez. C’est un très honnête homme, un bon ouvrier, un cœur généreux qui connaît ma faute, qui l’excuse, et qui m’a demandé de servir de mère à ses enfans. Il avait une méchante femme qui le rendait très malheureux ; je tâcherai de lui faire oublier le passé, je me dévouerai à sa petite famille, que j’aime déjà comme la mienne, que je soigne, que je surveille de mon lit depuis trois mois, et j’espère que le bon Dieu m’en tiendra compte. J’aurais bien voulu me faire sœur de charité, mais je sais que je n’en suis pas digne.

Ma mère, très émue, la serra contre son cœur et sortit sans prononcer une parole, sans oser renouveler des instances qui, suivant elle aussi, eussent été une injure.

J’ai dissimulé autant que je l’ai pu l’effet qu’a produit sur moi cette nouvelle écrasante. Je n’ai pas même senti tout de suite le coup qu’on me portait. Ce n’est que lorsque j’ai été seul devant mon bureau, lorsque j’ai réfléchi, lorsque je me suis rendu compte de la détermination de Louise et des motifs qui l’y ont amenée, que j’ai compris que tout le reste n’était rien auprès d’une semblable torture. Louise la femme d’un ouvrier, d’un être grossier et brutal ! Ce sacrifice qu’elle s’impose volontairement me semble une honte que je ne dois pas souffrir. Elle croit se relever en surmontant ses répugnances physiques. Je sais l’invincible horreur qu’elle éprouve pour tout ce qui est bas et vulgaire ; elle n’y résistera pas, le dégoût la tuera. Il faut que je la voie, que je lui explique… Si je la vois, Léon, ma mère et ma femme mourront de chagrin. Je ne la verrai pas, mais je suis à bout de courage. Une jalousie affreuse dont je rougis, que je n’avouerai qu’à toi seul, me dévore. Je me sens bien mal ; on dirait que ma tête va craquer. Je veux me reposer une heure avant d’achever cette lettre et de te dire ce que j’aurai décidé. Non, il vaut mieux te l’envoyer sans retard. C’est peut-être la dernière que tu recevras de ton faible et malheureux ami.


Six semaines après.

Ce que tu as prévu est arrivé, et voilà pourquoi, mon cher Léon,