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encore arraché cette ressource suprême ! Cette vieille qui me semblait ignoble, que je méprisais, que je détestais, avait dans le fond un vrai cœur de mère. Elle s’est dévouée à sa fille abandonnée et malheureuse, elle l’a soignée, réchauffée, nourrie, et, chose plus admirable, qui me confond et rabaisse mon orgueil, l’entremetteuse infâme qui m’ouvrait la porte de sa fille n’est point venue tendre la main auprès de moi. Elle a respecté la défense de Louise, elle a compris cette fierté, elle s’en est faite complice, elle a résisté aux entraînemens impérieux du besoin, elle a résisté à tout, elle a été fière et magnanime. Oh ! que nos jugemens sont imprudens et à courte vue ! Comme nous nous pressons de dénigrer et d’avilir ce qui souvent vaut mieux que nous ! Je conçois à présent cette vague ressemblance qui me répugnait, à laquelle je refusais de croire : ce n’est point d’une âme de boue qu’est sortie l’âme de Louise.

Je suis brisé d’émotion et de fatigue et comme anéanti. Je vais essayer de dormir. À bientôt.


5 mai.

Ma femme est sortie ce matin avec l’enfant. Je n’avais rien dit. Est-ce le hasard qui a procuré à Louise cette joie désirée ? Ma femme s’est rendue chez la pauvre fille. Louise lui a demandé la permission de prendre la petite dans ses bras et de lui donner un baiser. « Oui, a répondu ma femme, mais à une condition, c’est que vous accepterez cela : ce sont des économies à moi, et que je ne saurais mieux placer. » Louise a hésité un instant, puis a dit à sa mère d’accepter. Alors elle a pris l’enfant, l’a regardé avec tendresse, et tout à coup elle a pâli. La bonne s’est empressée de reprendre la petite. Louise a demandé pardon à la mère, et lui a dit, pour s’excuser, qu’elle n’était pas encore tout à fait remise, qu’elle était sujette à de subites défaillances. Ma femme l’a rassurée, l’a priée de s’asseoir, et lui a demandé si elle trouvait que l’enfant lui ressemblait. « Non, a-t-elle répondu, je ne trouve pas. — Je ne trouve pas non plus, a repris ma femme. C’est tout le portrait de son père. » C’est sans doute cette ressemblance qui avait frappé Louise, et qui l’avait émue au point de lui faire perdre un moment connaissance.

Ma femme l’a prise en amitié, et il n’est plus question chez nous que de la belle jeune malade. Ce nouveau supplice m’était réservé.

Je n’ose interroger mon cœur. Je me sens incertain et malheureux. J’aurais besoin de te voir. Il me vient quelquefois des idées qui m’épouvantent. Ma jeunesse n’est point passée ; elle bouillonne dans mon cœur, elle trouble mes sens. Léon, te le dirai-je ? j’évite autant qu’il m’est possible ma femme et mon enfant. J’ai prétexté une indisposition, j’ai quitté la chambre et le lit de ma femme. Cette nuit, je suis sorti pour aller respirer l’air de la mer, et je me suis