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pour ne pas courir auprès d’elle. À chaque instant, je prends mon chapeau, je fais un pas, et je m’arrête.

Les heures se traînent avec une lourdeur qui m’écrase. Il n’est que midi ; c’est à trois heures que j’ai rendez-vous avec Charles.

Et pourtant ces heures sont rapides, lorsque je les compare à celles qu’il m’a fallu passer près de ma mère, près de ma femme, près de mon enfant ! Comment ai-je fait ? comment ai-je pu mentir avec cette habileté inouïe ? Comment ma figure ne m’a-t-elle pas trahi ? Comment Louise n’a-t-elle pas lu dans mes yeux ? Ah ! l’autre ne se laissait pas tromper ainsi. Rien ne lui échappait. Elle entrait d’un regard jusqu’au fond de mon cœur. L’altération de ma voix aurait suffi pour tout lui apprendre. Elle aurait deviné ce que je lui cachais, elle aurait compris ce que je ne comprends pas moi-même. Et ma mère et ma femme s’imaginent que c’est le cours de la Bourse qui épaissit ces nuages sur mon front !

On a frappé doucement à ma porte. J’ai vite caché cette lettre. C’est ma femme qui est venue, avec son enfant, m’embrasser en passant et voir comment je me trouve. Elle n’en a rien dit pendant le déjeuner de peur d’inquiéter ma mère ; mais elle avait remarqué ma pâleur. Je l’ai rassurée. Alors elle m’a tendu l’enfant à baiser. Des larmes roulaient dans mes yeux. « Va, je t’aime bien ! » m’a-t-elle dit en m’embrassant de nouveau, et elle est partie.

Ne craignez rien, êtres chers et sacrés ; je respecterai votre bonheur.

Une heure vient de sonner. Jamais amoureux de vingt ans a-t-il attendu l’instant du rendez-vous avec cette fiévreuse impatience ? Charles B… ne me donnera peut-être même pas de ses nouvelles. Il n’aura pas eu le temps de la voir. N’importe, il me parlera d’elle !

Nous avons eu ces jours derniers un orage affreux. Ma femme avait peur, se bouchait les oreilles et se réfugiait dans mes bras. Ah ! les orages les plus effrayans ne sont pas ceux qui font le plus de. bruit. Qu’était-ce que cette foudre auprès de celle qui gronde dans mon cœur ? Ah ! puisse-t-elle ne frapper, ne consumer que moi !

Je me suis promené vingt minutes en réfléchissant. J’ai honte d’avoir si peu d’empire sur moi et de te faire assister au triste spectacle de ma faiblesse. Tu n’aurais jamais soupçonné, n’est-ce pas, qu’un homme fût faible à ce point, et surtout à propos d’un vieil amour qu’il a rejeté loin de lui avec dégoût ? Je te jure qu’en ce moment je doute de moi-même.

Il est deux heures. Charles m’a prévenu qu’il ne rentrerait qu’à trois. C’est égal, je me rends chez lui, je l’attendrai.


Même jour, cinq heures du soir.

Je quitte à l’instant Charles B… Nous avons causé près de deux lieues. Il a vu Louise.