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2 mai.

Ce qui m’arrive, ce que j’ai entendu est-il réel, ou n’est-ce qu’un songe que j’ai fait tout éveillé ? Je me le demande encore. L’enfant dort dans son berceau, ma femme est couchée. Je lui ai dit que j’avais des lettres à écrire, que je viendrais la rejoindre dans une heure. Elle a pris mon trouble pour de la préoccupation.

Je serais incapable de t’exprimer ce qui se passe en moi. Tout est incohérent, bizarre, terrible dans ce que j’éprouve. Un récit tout simple te le fera mieux comprendre que toutes mes analyses.

Ma mère est indisposée depuis plusieurs jours ; rien de grave, mais elle ne peut sortir. Tu as vu mainte fois combien elle est pieuse et bonne pour ceux qui souffrent, et prodigue d’aumônes. Elle m’avait caché qu’elle allait souvent elle-même porter des secours et des consolations à de pauvres gens : elle craignait, m’a-t-elle dit ce soir, que cela ne me fit rire. Il faut avouer que nos doutes et nos ironies inspirent aux femmes des défiances qui nous punissent cruellement. Retenue dans sa chambre par l’ordre du médecin, elle avait prié sa belle-fille de la remplacer et d’aller voir, entre autres, les enfans d’un ouvrier qui vient de perdre sa femme. Je me suis fait expliquer tout cela. Voici ce que j’ai entendu. « Eh bien ? dit ma mère à Louise, qui rentrait. — Je n’ai trouvé personne à la maison, répondit-elle ; les trois aînés étaient à la salle d’asile, et le petit garçon qui est malade avait été confié à une voisine. J’ai voulu voir cette femme, et j’en ai été récompensée ; car, en allant faire du bien pour vous, j’en ai trouvé à faire pour mon propre compte. » Je me mis à la plaisanter doucement. « Ne riez pas, monsieur. Figurez-vous, continua-t-elle en se tournant vers ma mère, que je trouve dans cette maison votre petit protégé sur les genoux d’une grande jeune fille maigre et pâle, mais d’une physionomie charmante. Je demande à la femme si c’est sa fille. — Hélas ! oui, madame, me répond-elle. Elle me conte alors que sa fille est une bonne ouvrière très habile et qui ne manque pas de pratiques, mais qu’elle ne fait rien depuis près de six mois, parce qu’elle est tombée malade, et que c’est bien triste, et que la misère est à leur porte. La jeune fille rougissait et faisait des signes à sa mère ; mais celle-ci, encouragée par mes regards, continuait ses lamentations. Je les ai priées d’accepter quelques secours. La jeune fille refusait ; j’ai si vivement insisté, que les larmes lui sont venues aux yeux. — Eh bien ! oui, de vous, je le veux bien, a-t-elle dit enfin. D’autres personnes sans doute lui ont offert des secours qu’elle a repoussés. Elle paraît très fière. Vous ne pouvez vous imaginer, ajouta ma femme, comme elle est jolie quand elle rougit, et comme elle a l’air intéressant ! Je lui ai