Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rougissante que tu as vue il y a six mois. Son regard est plus clair, sa voix plus assurée, son sourire a un éclat divin : elle ne reçoit que fort peu de monde, ses parens, les miens, quelques amis. Elle vit, pour ainsi dire, entre ma mère et moi. Nous passons à trois des soirées courtes et pleines dont je crains bien de ne pouvoir te faire apprécier tout le charme. Depuis quinze jours, il y a dans la maison deux ouvrières, les meilleures de la ville, qui travaillent à la layette. Ma femme et ma mère président aux travaux. Le soir, on me montre, avec toute sorte de détails et d’explications adorables, les bonnets, les brassières, les petites chemises, les draps fins et le reste. Tu conçois qu’on ne m’épargne rien, et je ne m’en plains pas. Tout en devisant, nous entr’ouvrons les portes de l’avenir et nous nous élançons sur les traces de notre fils, car je suis bien revenu de mon indifférence ; c’est un fils que je veux. Je m’égare encore plus loin que Louise, je m’occupe de ce qu’il fera, de ce qu’il sera. Ah ! mon ami, c’est pour toi seul que j’entre dans ces détails de ma vie privée ; je sais que rien ne te semblera puéril de ce qui part de mon cœur. Je n’en suis pas encore au point de bénir le ciel du sort qui m’est fait, de ce sort que je te dois, que tu m’as imposé ; mais je commence pourtant à goûter ce repos que les trois quarts des hommes appellent le bonheur. C’est le bonheur de l’artisan qui donne toute la journée à la peine, et qui trouve le soir, pour se reposer, la grâce de l’épouse et l’espoir d’une jeune famille. Je me demande seulement avec effroi ce que fait notre âme dans tout cela, et si le bonheur dont je jouis ne se borne pas à la satisfaction de mes instincts. Je ne pense pas auprès de ma femme, je vis. Auprès de la pauvre abandonnée, qui était cependant bien plus ignorante, qui avait grandi dans un milieu plus bas, qui n’était qu’une maîtresse après tout, je pensais, je sentais, je m’élevais au-dessus du niveau vulgaire. c’est que l’union de nos âmes était complète, c’est que je l’avais initiée à tout ce qu’il y avait en moi de plus haut et de meilleur, c’est que je l’aimais enfin. Ah ! Léon, quel blasphème ! Est-ce que je n’aime pas ma femme ? est-ce que je n’aime pas cent fois plus que ma vie cette Louise qui souffre, et à qui je vais devoir le bonheur d’être père ? Oui, je l’aime d’une affection grave et protectrice ; mais l’autre, l’autre, celle que j’ai perdue, celle que j’ai flétrie, celle que j’ai livrée au vice ? Louise !… Pendant que je suis heureux, pendant que je m’enivre à cette coupe des joies permises, quand je suis chef d’une famille honorée, quand je suis chéri des miens, estimé de toute la ville, quand le ciel sourit à tout ce que je tente, à tout ce que je souhaite, où est-elle ? que fait-elle ? qu’est-elle devenue ?