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pour étudier ce qu’il y a pour elle de mystérieux en moi. Elle a souvent des gaietés charmantes ; elle se dédommage des années de contrainte qu’elle a passées dans sa famille. Il paraît que sa mère lui recommandait sans cesse de se tenir droite et d’être modeste, et que son père était un peu sévère. Elle les aime de tout son cœur et prétend qu’ils ont eu raison de ne pas la gâter.

Il n’y a du reste presque rien de changé dans nos habitudes. La maison est ce qu’elle était avant mon mariage. C’est le même tableau, mais égayé d’un rayon de soleil. Elle est douce et timide comme ma mère, ingénieuse et craintive comme les femmes qui ne sont pas aimées. Elle croit pourtant que je lui donne tout l’amour que je lui dois. Elle me remercie d’être bon et de l’aimer. J’insiste là-dessus pour me justifier. Oh ! si mon cœur eût été libre, comme ce bouton à peine entr’ouvert se fut richement épanoui ! C’est une âme que j’empêche d’éclore. Elle est ma femme, je l’aime comme une sœur, et je ne pourrai jamais l’aimer autrement… Je me rappelle qu’il y en a une autre… Pardonne-moi, soutiens-moi.


17 juin.

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Tu le vois, tes conseils portent leur fruit. Les choses d’intérêt, les questions d’argent me préoccupent et me passionnent. J’ai même cherché les émotions du jeu. J’ai consacré deux cent mille francs à des opérations de bourse. Les bénéfices ont presque doublé cette somme. Je suis très heureux. Ma mère et ma femme admirent et respectent cette fièvre factice que je me suis donnée. L’ardeur du gain est aujourd’hui une noble et sainte ambition jusque dans le sanctuaire de la famille. Les idées de l’humanité ont varié là-dessus depuis un siècle du noir au blanc. Au fond, je me sens bien misérable lorsque j’ai attendu pendant vingt minutes, avec une angoisse que j’accrois à plaisir, le cours de la Bourse.

Et cependant cela me fait du bien, cela m’arrache à moi-même. Il est bien entendu que nous ne songeons nullement à jouir de notre fortune. Nous sommes deux fois millionnaires, et nous vivons comme de petits rentiers, d’une vie simple, mais digne toutefois et exempte des sordides économies de la province. J’ai des chevaux. Ma femme ne s’en sert pas, ma mère non plus. Elles sortent à pied quand il fait beau, elles ne sortent pas quand il pleut. Notre deuil, encore récent, nous empêche de recevoir. J’aurais été heureux de procurer à ma femme quelques distractions, quelques plaisirs d’amour-propre. Ce sera pour l’hiver prochain. En attendant, je te prie de me choisir, avec le goût qui te distingue, une jolie parure diamans et rubis, le collier, les boucles d’oreilles, la broche, le bra-