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fais, et je ne pus prononcer un mot de plus. L’œil de cette femme étincela, sa figure s’éclaircit. « Ah ! monsieur Francis, s’écria-t-elle en s’emparant des billets, c’est bien, c’est bien à vous d’agir ainsi. Je l’ai toujours dit à Lisa, vous êtes un bon jeune homme. Vous vous mariez. Eh bien ! quoi ! tous les jeunes gens ne finissent-ils pas par se marier ? Mais il n’y en pas beaucoup qui nous laissent de pareilles consolations. Vous serez heureux en ménage, monsieur Francis, vous méritez d’être heureux… » Je t’épargne la suite de ses remerciemens et de ses bénédictions. J’en avais le cœur soulevé de dégoût. Je tirai la porte et m’enfuis.

Le soir, je me rendis avec ma mère chez Mme D… Ma demande a été agréée. Les parens sont enchantés, la jeune fille heureuse et fière. Elle vint à moi, me tendit franchement la main avec un regard plein d’une douce reconnaissance, et sa mère me dit de l’embrasser. Je déposai d’un air contraint un froid baiser sur ce front pur et chaste. Nos parens jouèrent au whist. Le fils D… faisait le quatrième. Elle s’assit près de ma mère, et moi de l’autre côté, pour les conseiller. A un moment de la soirée, elle appuya sa main sur le dos de la chaise qui nous séparait, et je ne sais comment je pris cette main. Au bout d’une heure, toutes ces figures honnêtes étaient épanouies, celle de ma mère rayonnait. M. et Mme D… me regardent déjà comme leur fils. Cette jeune fille est la grâce et la pudeur même ; elle a de l’affection pour moi. Tout le monde approuvera notre union, nous serons heureux.


10 avril.

L’homme est fait pour changer, et s’accoutume vite aux révolutions les plus graves. Si le passé d’hier vit encore dans notre cœur, notre extérieur n’en trahit rien ; le sourire est déjà sur nos lèvres, que les larmes ne sont point séchées dans nos yeux. Que nous sommes étroits et misérables ! Je n’ose presque plus me trouver seul un instant avec moi.

Nous allons tous les soirs chez les D… Je les avais mal jugés : ce sont de très braves gens, simples, bons, et dont la vie intime a je ne sais quoi d’antique et de patriarcal. M. D… ne m’a pas redit un mot de sa serre ni de ses fleurs. Je crois que s’il m’en a tant accablé lors de notre première visite, c’est qu’il était embarrassé, qu’il cherchait un sujet d’entretien, et qu’il s’est jeté à corps perdu sur celui-là. Il admire toujours ses roses, il s’arrête pour les contempler, mais il n’en parle pas. Je lui sais gré à présent de ce sentiment sincère des grâces de la nature. C’est un homme ordinaire, mais c’est un homme ; j’aurai là un beau-père comme je ne l’espérais pas. Quant à Mme D…, elle est excellente, un peu dévote : je ne lui en fais pas