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J’étais tremblant et muet de fureur, et j’allais me retirer lorsque Louise arriva. Elle devina tout du premier regard. « Vous vous êtes disputés ? » s’écria-t-elle en courant à moi. La mère Morin raconta avec volubilité et de la façon la plus infidèle ce qui s’était passé entre nous. « Je ne te crois plus, lui répondit Louise d’un air courroucé. Venez, Francis. » Elle m’entraîna dans sa chambre, et elle commençait à justifier sa mère, lorsque celle-ci se mit à rugir, et Louise me quitta brusquement pour tâcher de l’apaiser. Je sortis à mon tour de la chambre, et leur annonçai que je ne resterais pas une minute de plus. Louise m’entoura de ses bras, et me retint de force. Pauvre fille ! elle aurait dû me laisser partir.

Tu sais qu’il y a longtemps que je souffrais du milieu où j’étais obligé de la voir. Jusqu’alors, elle s’était détachée pure et claire dans mon cœur sur le fond sombre de toutes ces impuretés. Le moment où elle m’en paraîtrait souillée devait lui être fatal. La jeune fille qu’on m’offre pour femme, qui m’aime, m’apparut alors dans toute la fraîcheur de sa virginité, dans tout le calme de son innocence. J’ai toujours aspiré à une vie honnête et réglée, l’amour ne me l’avait pas donnée, le mariage me la promettait. Les paroles de mon père retentissaient encore à mon oreille, le désir de ma mère m’entraînait sur une pente où je me laissais glisser de moi-même. Que te dirai-je ? Je me sus bon gré de ma force de caractère, je pensai que les plaisirs avaient fait leur temps, que le devoir commençait, enfin toutes ces choses éternelles que la raison allègue au cœur qui résiste. Je ne réfléchis pas : le ciel m’est témoin que je n’ai pas réfléchi un instant ! Ce fut comme une série d’émotions involontaires et rapides, comme un panorama de la vie qui me passa devant les yeux. Je me couchai, et dormis une heure d’un sommeil paisible.

J’ai dit ce matin à ma mère que je la priais d’aller demander pour moi la main de Mlle D… Ma mère m’a sauté au cou, m’a remercié, m’a béni. Elle ira dès qu’elle sera habillée. Je suis remonté dans ma chambre pour terminer cette lettre écrite à bâtons rompus, et dont le commencement ne prévoyait pas la fin. Je suis effrayé de ma détermination. Je n’ose penser à Louise, je n’ose penser à moi-même. Est-ce donc ainsi, est-ce par surprise que l’homme doit régler définitivement son avenir ? Les résolutions graves se prennent-elles si légèrement ? Ce mariage se fera-t-il ? N’est-il pas temps encore de courir auprès de ma mère, de la retenir, de lui expliquer ?… Non, j’ai rejeté, comme un fardeau trop lourd, ma part de responsabilité, je me suis livré : qu’on dispose de moi. N’est-ce pas, après tout, comme cela que bien des jeunes gens se marient ?