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est-elle malade ? Leur serait-il arrivé quelque chose ? » Je prononçai ces derniers mots avec une certaine vivacité. Ma mère me tendit la main et reprit : « Tu as raison de t’intéresser à eux, ils s’intéressent beaucoup à nous. Ce sont les meilleurs amis que nous ayons, et si Mme D… consultait son cœur, elle serait toujours ici ; mais tu n’as pas oublié les propos qu’on a tenus. Mlle D… a vingt-deux ans. On désire la marier, et je sais un jeune homme qui ne se présente pas, parce qu’il croit qu’on te la réserve. La mère craint donc, en venant trop souvent chez nous, d’accréditer elle-même un bruit qui nuit à l’établissement de sa fille. » Je ne répliquai pas un mot, et je me repentis trop tard d’avoir provoqué cette explication…………….

Louise a repris ses humeurs et ses caprices. C’était inévitable du moment où elle retournait chez sa mère. Toutes les deux m’ont parlé hier de Mlle D…, avec laquelle on s’obstine à me marier. J’ai répondu avec une certaine impatience : elles ont persisté à ne pas me croire. Louise a osé me reprocher d’avoir embrassé Mlle D… Le jour de la mort de mon père. Tu sais qu’il est d’usage chez nous d’embrasser ses plus intimes amis dans ces momens de douleur. J’ai été indigné : la médisance, pour trouver sa pâture, n’est donc point arrêtée par un cercueil encore ouvert !

Il y a huit jours que tu devrais avoir cette lettre, mais je n’ai pu trouver un moment pour la terminer. Je voulais d’ailleurs t’entretenir avec quelque détail d’un incident qui est survenu et d’une sottise que j’ai faite : je dis sottise, imprudence serait plus juste, et peut-être même ni l’un ni l’autre terme n’est-il le vrai ; enfin tu vas en juger.

Ma mère ne s’est point encore remise et ne se remettra jamais complètement du coup qu’elle a reçu. Elle n’a plus d’appétit, elle maigrit à vue d’œil. Sa pâleur prend par instans des teintes vertes qui ne me laissent pas maître de mon inquiétude. Samedi dernier, vers midi, elle s’est trouvée beaucoup plus mal. Quelques affaires me réclamaient, elle allait rester seule et ne se souciait guère de voir nos parens, qui d’ailleurs nous délaissent un peu depuis que notre maison est triste. Je ne réfléchis pas, je courus chez Mme D…, et la suppliai de se rendre sans tarder avec sa fille auprès de ma mère. Elle y consentit aussitôt de fort bonne grâce, et nous sortîmes tous trois ensemble. J’étais tout à la joie que j’allais causer à la pauvre malade. Quand ma mère nous vit entrer, sa figure rayonna : elle me remercia par un sourire, le premier qui eût effleuré ses lèvres depuis notre malheur, et me dit de retourner à mon bureau et de la laisser seule avec ses bonnes amies. Tout cela m’avait paru fort naturel, et je n’y voyais rien de grave. Que j’étais loin de penser aux conséquences que devait avoir mon innocente démarche ! Les