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la maison : elle ne fait rien sans me consulter, et quand je repousse une déférence qui ne m’est pas due, elle pleure. Ah ! mon père avait raison, il est doux d’être aimé ainsi ! Il a été largement récompensé de la victoire qu’il a remportée sur lui-même. Son exemple me parle bien plus haut à cette heure. La douleur m’a mûri, Léon. Quand l’avenir se présente à moi, je ne détourne plus la tête, j’éprouve au contraire le besoin de le regarder bien en face, cet avenir qui m’impose des devoirs et peut-être des sacrifices. Je me dis souvent, quand nous sommes tous deux silencieusement assis, ma mère et moi, à chaque coin de la cheminée, elle plongée dans ses regrets, car ses regrets seront désormais sa vie, moi m’abandonnant déjà à des réflexions personnelles, — je me dis : Mon père s’est conduit de telle manière, et il a trouvé le bonheur, et il a rempli dignement sa tâche, et il est parti, ne laissant après lui qu’une trace d’honneur et de vertu ! « A quoi penses-tu donc, Francis ? me demande alors ma mère en dévorant ses pleurs. Il ne faut pas t’absorber ainsi. Tiens, lis-moi le journal. » Et elle me tend la feuille d’une main tremblante, et je la prends en fondant en larmes, et je me jette au cou de ma mère, et je lui jure de remplacer autant qu’il sera en moi celui qu’elle a perdu.


15 février.

J’ai vu hier Louise pendant quelques instans, et pour la première fois depuis la mort de mon père. Elle m’avait écrit pour réclamer cette entrevue. Elle a été charmante, bonne et tendre, et m’a fait pleurer en pleurant elle-même. Ces larmes-là lui seront comptées.

Elle voulait que nous convinssions d’un jour pour nous revoir. Je n’ai pu lui rien promettre. Quand je m’absente hors de mes heures de travail, ma mère s’agite, s’inquiète, et je la trouve en rentrant plus sombre encore et plus souffrante. Si j’allais la perdre aussi ! Quelquefois sa pâleur m’effraie.


25 février.

La famille D… a été parfaite pour nous lors de notre malheur. Tu as vu toi-même, pendant ton court séjour parmi nous, de quels soins délicats, de quelle vive sympathie Mme D… et sa fille ont entouré ma mère. J’étais plus tranquille quand elles étaient là : elles savent l’une et l’autre trouver ce qu’il faut dire à une personne accablée de douleur, elles savent l’arracher aux pensées trop pénibles. Mlle D… surtout a l’art d’occuper ma mère sans lui faire l’injure de chercher à la distraire. Eh bien ! depuis quelques jours, ces dames ne viennent plus du tout. Je m’en étonnais l’autre soir devant ma mère, lorsqu’elle me regarda fixement et me dit que je devais en savoir la cause. « La cause ? dis-je très surpris. Je t’assure que je n’en sais rien. Mme D…