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ivrognes. Nous revînmes gaiement à pied bras dessus, bras dessous, riant de notre dernière aventure, car d’une journée pareille tout est joie en souvenir, même les désagrémens.


1er  septembre.

Je suis en retard avec toi, mon cher Léon. C’est que, depuis une quinzaine de jours, tout le fardeau des affaires m’est tombé sur les bras : mon père est malade. On nous assure que ce ne sera rien ; mais au début son indisposition nous a fort tourmentés, ma mère et moi. Elle a commencé par une sorte de faiblesse comme celle qu’il a eue le premier jour de l’année dans notre réunion de famille. L’évanouissement n’a pas été long, il est revenu presque tout de suite à lui ; mais, au lieu de se trouver dispos le lendemain, il a continué d’éprouver des douleurs dans la tête, un grand affaissement, bref une impossibilité physique de se livrer à ses travaux accoutumés. Depuis lors il garde la chambre, et se plaint moins du mal que du repos. Pour une nature comme la sienne, l’inaction est une souffrance qui efface toutes les autres. Ma mère lui dit, pour le calmer, que rien ne périclite, que je m’efforce de le remplacer, qu’il sera étonné, lors de sa convalescence, de tout trouver en règle. Il ne lui répond rien, mais il a un sourire amer que la pauvre femme ne comprend pas. Ce sourire semble dire : « Je ne suis donc pas nécessaire ? » J’ai voulu passer quelques soirées auprès de lui, dans sa chambre ; il ne l’a point permis. Il me renvoie toujours sous prétexte que j’ai besoin de prendre l’air, et qu’un tel excès de travail finira par me faire tomber malade. Ma mère a beaucoup à souffrir de ses impatiences et de ses fureurs contre le médecin ; suivant lui, c’est le médecin et non le mal qui le retient dans son lit. À toutes les questions qu’on lui fait sur sa santé, il répond qu’il n’a rien, qu’il ne ressent rien, qu’il serait capable de se lever et d’aller à pied à sa campagne, mais que ma mère le croirait mort s’il mettait seulement ses bottes. Cependant il va mieux. Le docteur n’en convient pas devant lui, craignant qu’il ne lui échappe. Il s’est levé hier pour la première fois. Il n’a pas voulu nous laisser voir combien il était surpris lui-même de son affaiblissement ; mais tout le monde s’en est aperçu. Il m’a témoigné beaucoup de tendresse et m’a prié de lui tenir compagnie avec ma mère. Je n’ai donc pu aller chez Louise, qui m’attendait, et qui a été adorable tous ces jours-ci, me parlant de mon père, me tranquillisant, me reposant par sa douce présence d’une aride journée passée avec des chiffres. Que de formes, que d’aspects, que de nuances sait prendre l’amour d’une femme ! Elle me dit qu’elle voudrait aller soigner mon père, qu’elle le guérirait, qu’elle s’entend à cela. Chère et bonne Louise ! Ah ! j’oubliais ! mon