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m’en parler. Aussi suis-je par momens un peu nerveux et facilement irritable. Ma mère en souffre ; je m’en veux alors de la faire souffrir, et, afin de l’en dédommager, j’ai pour Mlle D… quelques égards que celle-ci interprète à sa manière. C’est agaçant. Je ne puis pourtant pas lui dire : « Mademoiselle, je ne vous épouserai jamais. N’y comptez pas. »


3 juillet.

Tu me reproches de ne t’avoir point parlé de Louise dans ma dernière lettre. Que te dirais-je que je ne t’aie déjà dit ? Tu as assisté en quelque sorte aux nombreuses découvertes que j’ai faites dans cette nature vierge, dans ce cœur si riche et si fécond. Je jouis maintenant avec délices de tout ce qui m’a dans le premier moment arraché un cri d’admiration ou de surprise. Le bonheur ne se raconte pas. Son uniformité ne plaît qu’à ceux qui le possèdent. On peut dire des amours ce qu’on a dit des peuples : Heureux ceux qui n’ont pas d’histoire !


20 juillet.

Nos ducasses ont recommencé. Chaque dimanche, vers les trois heures de l’après-midi, sur une route pleine de poussière et de soleil, se précipitent des groupes coquets et joyeux, qui en voiture, qui à cheval, qui à pied. On se rend à une lieue ou deux de la ville, dans quelque frais village converti pour ce jour-là en guinguette. Je pars avec un ami, et en arrivant je trouve Louise venue de son côté avec quelques compagnes. On s’aborde, on s’invite, on se promène indéfiniment sur une herbe foulée par deux mille personnes, puis on danse. Je t’avoue que ces fêtes ont perdu à mes yeux leur principal attrait : elles me plaisaient lorsqu’elles étaient l’unique occasion que j’avais de me rencontrer avec Louise, de lui offrir mon bras ; elles me sont aujourd’hui un vrai supplice. Tous nos jeunes gens sont au courant de mon bonheur : ils n’en ont point parlé, parce qu’il y a entre les jeunes gens de province un certain accord tacite, une convention de savoir ce qui concerne chacun d’eux et de feindre de l’ignorer ; mais quelques-uns se sont hasardés à inviter Louise, et la prudence ne lui permet pas de refuser. Elle leur accorde une contredanse ou une polka. C’est un vol qu’elle me fait ; puis, si la plupart ont une délicatesse qui leur défend trop d’empressement auprès de la pauvre fille, il y en a d’autres qui se targuent de sa faiblesse pour lui adresser des propos équivoques. Je la vois quelquefois baisser la tête et se troubler pendant qu’elle danse avec un autre. Mon sang s’allume alors et je serais capable de faire une sottise ; mais Louise m’apaise par un regard, elle ne me répète pas ce qu’ils lui disent : au contraire, elle cherche à les excuser, à détruire