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fête de village à danser avec celle qu’on aime. Oui, j’en conviens, tu as raison, et je préférerais mille fois l’hiver à l’été, si ma pauvre Louise n’avait pas une mère.

La mère de Louise, ô mon ami ! Je ne t’ai jamais parlé de cette malheureuse femme, qui projette son ombre sur nos amours. Ne va pas t’imaginer que cette mère joue entre elle et moi le rôle de l’obstacle qui se dresse entre deux jeunes cœurs épris l’un de l’autre. Non, bien loin de m’être contraire. Mme Morin, ou la mère Morin, comme on l’appelle à B…, m’est on ne peut plus favorable. Elle m’adore, elle me vénère, elle me vante sans cesse à sa fille. C’est une femme de cinquante-cinq ans environ, assez grande, assez maigre, la peau brune et ridée, l’œil sournois, la voix mielleuse. Elle est bavarde, pleurarde, geignarde. Il faut avouer qu’elle mène une vie assez rude : elle est femme de journée, femme de ménage, comme tu voudras, et on prétend même qu’elle faisait jadis un métier moins honorable. Louise est en effet un enfant de l’amour ; mais tu conçois bien que c’est là le moindre des griefs que j’aie contre la mère. Ce qu’il y a pour moi de plus pénible, ce que je ne lui pardonne pas, c’est que, toute laide et déplaisante qu’elle est, elle ressemble encore à sa fille, ou plutôt sa fille lui ressemble. Cette ressemblance n’existe, bien entendu, que dans de vagues rapports, dans un certain ensemble, dans ce qu’on appelle l’air de famille. Tu as souvent admiré l’expression candide de la figure de Louise. Ses grands yeux bruns sont célestes comme des yeux bleus, sa peau est blanche et transparente, ses lèvres roses et un peu épaisses annoncent la bonté, elle a des bras adorables, un pied de duchesse. Enfin ces deux femmes sont un parfait contraste : en l’une, tout est noble, jeune et frais ; en l’autre, tout est vil, vieux et flétri. Cependant je frissonne malgré moi lorsque, détournant les yeux de Louise, je les reporte sur sa mère. Se peut-il que l’âge et le vice aient opéré une transformation semblable ? Non, cela n’est pas possible. Elle n’a jamais eu cet éclat virginal, cette grâce exquise, ce sourire d’ange ; elle n’a jamais aimé de cet amour pur et désintéressé. Elle a pu être aussi belle, elle n’a jamais été aussi charmante. L’âme est immuable, et quand on a été à vingt ans ce qu’est ma Louise, on en garde encore quelque chose à soixante.

Tu t’es déjà demandé, toi le questionneur intrépide, comment il se fait qu’avec une semblable mère, elle soit devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Voici le mot de cette énigme. Louise, étant toute petite, allait à l’école des sœurs. Comme sa mère partait chaque jour de bonne heure, elle restait à l’école depuis le matin jusqu’au soir, vivant de ce qu’on avait mis dans son panier et ne se retirant que lorsqu’on venait la chercher. Une des sœurs la prit en amitié.