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FRANCIS
SOUVENIRS DE LA VIE DE JEUNESSE EN PROVINCE


B…, 20 novembre 185…


Tout a une fin, mon cher Léon ; cet automne enchanté expire. Nous en jouissions avec un mélange de bonheur et d’inquiétude, sachant bien que nous pouvions le perdre du soir au matin et nous réveiller en plein hiver. Les beaux jours, dont on prévoyait déjà le terme lors de ton départ, se sont prolongés pendant tout un mois. L’air était vif, le vent soufflait, il secouait les arbres et emportait les feuilles ; mais le ciel était bleu comme un ciel d’Italie, et le soleil avait des ardeurs de canicule qui nous faisaient chercher l’ombre. Et voilà que cette dernière illusion nous est ravie, voilà la pluie qui tombe et nos cheminées qui flambent ! Plus de fêtes champêtres, plus de courses par monts et par vaux ! Mes joies cessent, les tiennes commencent. Oui, tu as beau dire, poète fallacieux, tu as beau nous vanter la province : rien ne vaut pour toi un hiver à Paris. L’hiver te rend les plaisirs de l’intelligence, les vives causeries, les fêtes du théâtre, sans parler des joyeux soupers et des bals splendides. Pour moi, c’est une saison maudite, et qui me semble en harmonie avec la banque où, depuis un an déjà, je passe tant de tristes matinées : son ciel est aussi gris et aussi froid que le plafond de nos bureaux. Si du moins je pouvais m’échapper pour aller respirer auprès de toi ; mais que dirait mon père ? Et d’ailleurs il me laisserait libre, que j’y regarderais encore à deux fois avant de m’éloigner. Sa santé se ressent de la longue lutte qu’il a soutenue, du million qu’il a gagné. Les millions ne se gagnent pas en province comme à Paris, où l’on