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nouveaux, et de ceux-ci contre leurs adversaires. Le vieux levain de la haine et de la colère, qui fermentait au cœur des brahmanes, reparaissait soudainement, et alors malheur aux bouddhistes s’ils avaient le dessous ! Ils étaient traités en rebelles ; puis, quand venait l’heure de la revanche, ceux-ci se ruaient avec rage contre la caste implacable qui toujours relevait la tête. Ainsi s’aigrissaient les esprits ; ainsi des luttes violentes, en arrachant les bouddhistes à la quiétude de leurs méditations, leur apprenaient à eux-mêmes qu’ils n’étaient décidément victorieux ni de leurs propres passions, ni de leurs éternels ennemis.

Au milieu de ces conflits religieux, auxquels la politique ne pouvait demeurer étrangère, il restait un rôle à prendre pour la royauté. Tandis que quelques princes demeuraient les fidèles allies du brahmanisme, d’autres se déclaraient pour la doctrine de Çâkya-Mouni. Parmi ces derniers, le plus célèbre fut Açoka, qui régnait à Patalipoutra[1]. Les bouddhistes disent, en parlant de lui, qu’il fit prospérer leur religion dans l’Inde entière ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il marque la période la plus brillante du bouddhisme, et son nom, oublié désormais dans sa patrie, vit encore dans la mémoire des bonzes chinois. Il apparaît dans l’histoire comme une espèce de piétiste fort occupé de moraliser ses peuples. Les inscriptions tracées par ses ordres sur des piliers, afin que chacun pût les lire et qu’elles fussent comme un monument éternel de son zèle, ressemblent à des sermons. Il ne s’agit pas de transmettre à la postérité la date ou les circonstances d’une victoire, mais bien de réveiller dans l’âme des gens de toutes les classes l’amour de la vertu. « Qu’importent la gloire et la renommée ? dit-il quelque part. Il n’y a d’utile et de bon que l’observance des devoirs et la pratique des vertus morales ! » Tout roi qu’il est, son langage a l’humilité qui convient à un bonze ; il proclame les misères du cœur humain et la difficulté qu’il y a pour les grands d’atteindre à la perfection. Dans ces pieux discours, écrits sur la pierre, Açoka s’adresse indistinctement à tous ses sujets, et aux femmes comme aux hommes. Il parle avec l’autorité d’un roi qui n’a pas de supérieur dans l’ordre de la hiérarchie spirituelle, et aussi comme un chef de famille, comme un père qui veillé sur l’éducation morale de ses enfans[2]. Il avait donc réuni entre ses mains la double autorité politique et religieuse que les souverains exercent dans certaines contrées de l’Europe séparées de la cour de Rome. Ce seul fait révèle tout un ordre social nouveau pour l’Inde, et dont le témoignage irrécusable a été transmis à la postérité

  1. On fixe la date de sa mort à l’an 226 avant Jésus-Christ.
  2. Voyez l’Introduction à l’Histoire du Bouddhisme indien de M. E. Burnouf, ouvrage d’une science profonde, où se révèle aussi le talent d’un écrivain de premier ordre.