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impie obéissaient à des instincts pervers, l’ambition, l’envie, la cupidité. Toutefois, sur ce fond obscurci par les passions humaines, des sentimens héroïques avaient brillé avec un éclat incomparable. Si la cause était mauvaise, les guerriers avaient su se montrer les dignes fils et les émules des dieux sur le champ de bataille comme dans l’exil, dans les épreuves de leur longue carrière comme au moment de leur mort. Quand ils ont quitté ce monde, on sent qu’une grande et forte génération a disparu pour toujours. Que voit-on surgir en effet dans le domaine de la poésie et de la tradition ? Un petit prince, Krichna, que la légende évoque du fond de sa province reculée. Qu’entend-on retentir sur le sol de l’Inde, que troublaient naguère les conques sonores et les tambours bruyans ? La flûte du berger de Vrindavan, qui charme les oreilles et fascine les cœurs des gardeuses de vaches !

C’est qu’avec les générations nouvelles a commencé une ère nouvelle aussi. Rendues aux travaux des campagnes, au commerce, à l’industrie, les classes inférieures acquièrent une importance qui leur avait manqué tant que duraient les grandes guerres. Il se forma donc dans l’Inde, sous l’empire de la paix, quelque chose comme une bourgeoisie considérable par ses richesses, médiocrement éprise du passé, très occupée du présent et regardant l’avenir avec espérance. À l’avènement de cette classe intermédiaire correspond la réforme bouddhique, la réforme de Çâkya-Mouni, qui dut à cette bourgeoisie de l’Inde, il y a tout lieu de le croire, ses succès rapides et ses prodigieux développemens.

Les enseignemens de Çâkya-Mouni portaient atteinte aux privilèges des brahmanes et abaissaient l’orgueil tyrannique des rois ; mais ils ne choquaient en rien les instincts des classes intermédiaires et inférieures qui composaient la masse de la nation hindoue. Basée sur le principe de l’union de l’âme individuelle avec l’âme universelle, sur le djoguisme, la doctrine du réformateur tendait ouvertement à modérer les désirs du cœur et à tempérer la fougue des passions. Poussé à ses extrêmes limites, ce système suspend la vie de l’âme, de l’esprit et du cœur, pour conduire l’homme à s’anéantir dans le grand tout. Dès lors plus de privilèges de castes, plus d’enivrement du pouvoir absolu, plus d’orgueil de race : l’homme vaut par lui-même, selon qu’il a plus ou moins de vertus. La distinction des castes une fois mise à néant, les classes méprisées relèvent la tête ; elles ont leur place dans la société renouvelée. Ce qui distingue en effet Çâkya-Mouni de tous les autres chefs de secte qui ont paru dans l’Inde, c’est précisément une tendre et généreuse affection pour toutes les créatures. Sa doctrine semble avoir été d’abord toute pratique, à la différence de celles qu’avaient préconisées les brahmanes avant lui. Laissant de