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je suis trop franc cependant pour ne pas avouer que cet idéalisme ne va pas jusqu’à la pratique privée, et que nous l’appliquons plus volontiers à tout le monde, qui n’est personne, qu’à l’individu, qui est nous. Nous faisons aisément des révolutions, nous laissons tomber les trônes et les dynasties, nous sacrifions l’état ; mais nous ne voulons pas déranger notre maison, et même nous nous étonnons quand nous voyons que nous n’avons pas conservé notre assiette particulière au milieu de la secousse générale. Il y a à ce propos une scène de comédie qui m’est toujours restée dans la mémoire. C’était pendant ce temps non retrouvable et non regrettable où la république de 1848, tempérée par les précédens d’une monarchie constitutionnelle, permettant qu’on se moquât d’elle sur les théâtres, nous rendait pour un instant la comédie aristophanesque, et se faisait par là dans l’histoire un souvenir meilleur et plus doux que celui de la république sa devancière. Quoi qu’il en soit, le théâtre à ce moment raillait tout le monde, les vainqueurs et les vaincus, la république et les bourgeois. Voici la scène. On venait apprendre à un bon bourgeois, un de ces bourgeois qui habitaient de père en fils une des rues de Paris qu’on a démolies, on venait lui apprendre que le peuple était entré dans le palais et avait brisé le trône. « C’est bien malheureux, disait tranquillement le bourgeois. — Le drapeau royal est abattu, et le drapeau populaire le remplace. — J’en suis bien fâché, continuait notre homme. — Monsieur, monsieur, venait dire tout effaré le portier de la maison, le locataire du troisième ne veut pas payer son terme. » Le bourgeois, frappant avec indignation sur son bureau : « Mais c’est donc une révolution ! » Paroles naïves, mais vraies, et qui expliquent un côté du caractère français. Nous renvoyons volontiers à l’état les catastrophes, de même que nous lui imposons aussi toutes les obligations, nous dispensant, tant que nous pouvons, de rien faire. L’état est à la fois notre bouc émissaire pour tout supporter et notre Providence pour tout faire. Notre idée fixe est de charger et d’affairer le moins que nous pouvons notre vie publique. En Angleterre, la vie publique se compose d’actions : nous composons notre vie publique avec nos pensées et nos opinions, sans croire en général nécessaire de passer jusqu’à l’action. L’état est chargé d’agir pour nous, de vouloir pour nous, d’être libre pour nous. Il peut tout à notre place dans la vie publique. Qu’il ne s’avise pas seulement de vouloir toucher à la vie privée : c’est là l’écueil des gouvernemens et des révolutions. Je sais des révolutions en France qui, quoique fort imprévues et fort désagréables, étaient supportées parce qu’elles étaient faites. Tant qu’elles n’ont bouleversé que l’état, elles ont pu réussir. Le jour où l’on a soupçonné qu’elles pouvaient toucher