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inné vers l’incrédulité, que de témoignages s’élèveraient dans l’histoire contre un pareil jugement ! Qu’est-ce que les croisades, sinon une des plus glorieuses manifestations du génie religieux de la France ? Gesta Dei per Francos. Quelle ardeur, quel enthousiasme ! et non pas seulement dans les palais et dans les châteaux, mais dans les chaumières ! Qu’est-ce donc qui poussait ces bandes pieuses et vaillantes vers l’Orient ? Un ordre, une consigne, un intérêt politique, comme dans les guerres de nos jours ? Non, une idée : Dieu le veut ! Et avec ce cri dans la bouche, avec ce sentiment au cœur, ils allaient, nos braves et dévots ancêtres, témoigner de leur foi par le martyre ou par la victoire, aussi prêts à l’un qu’à l’autre. Et ne croyez pas que le siècle des croisades ne soit que le siècle des pourfendeurs de Sarrasins : c’est aussi le siècle des grands docteurs de l’église chrétienne, c’est le temps de saint Bernard. Il y a l’action et la parole, il y a la foi qui combat et la foi qui écrit ; il y a même aussi l’hérésie, l’hérésie qui est le témoignage de la vitalité des croyances : Abailard est réfuté par saint Bernard. Et pourtant, à côté de ces triomphes de la foi chrétienne, à côté de ces martyrs, plus expressifs encore que les triomphes, il y a je ne sais combien de fabliaux moqueurs, de chansons malicieuses contre le clergé séculier et régulier. Le génie français aux XIIe et XIIIe siècles est aussi fécond pour l’ironie que pour la vénération ; il raille et il admire avec la même verve.

Prendrai-je le XVe siècle ? Il y a dans ce siècle deux noms que j’aime à rapprocher sans cesse : Gerson, le grand docteur chrétien, qui a mérité qu’on le croie l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ ; Jeanne d’Arc, la libératrice de la France. Le mysticisme et le patriotisme s’unissent et se confondent l’un avec l’autre pour sauver notre pays. Le mysticisme semble peu propre à inspirer la vaillante fille qui reconquiert la France, car le mysticisme fuit le monde et le dédaigne : le patriotisme au contraire veut recouvrer pied à pied sa patrie terrestre. Au XVe siècle, les deux sentimens se touchent, ils s’appuient l’un sur l’autre. Qu’on ne prenne pas ces rapprochemens pour des jeux d’imagination. Lisez dans les œuvres de Gerson un curieux dialogue entre un soldat anglais et un soldat français sur cette guerre de cent ans qui désola la France : quelle exaltation à la fois religieuse et patriotique dans le soldat français ! « Je ne crains que Dieu, dit-il, et je ne vous crains pas, vous, Anglais, qui êtes les injustes persécuteurs de la France !… Oh ! quelle récompense ce sera pour nous quand nous aurons, à force de martyres, reconquis notre royaume[1] ! »

  1. « Deum unum timeo, non vos Anglicos, iniquos Galliae persecutorcs… Quam magna erit merces nostra quum regnum nostrum ab infidelibus multo quaesis verimus martyrio ! »