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mais des écrivains moins timides ont donné au public un fâcheux spectacle que la presse tout entière a lieu de regretter. Il est en effet tels articles qui blesseraient moins la conscience publique s’ils n’étaient pas signés. Enfin la loi des signatures a eu cet autre inconvénient pour la presse, de mettre des individus isolés en présence du public français, à qui le moi est haïssable et qui est toujours disposé à se demander en vertu de quel droit ou de quel mandat on prétend l’instruire. Ce public, éminemment organisateur et discipliné, commence à s’interroger et à dire : Pourquoi les journalistes ne formeraient-ils pas un corps, pourquoi ne passeraient-ils pas d’examens et n’obtiendraient-ils pas de diplômes ; pourquoi enfin (et ce serait le dernier mot du génie français en matière de presse) les journalistes ne seraient-ils pas élus par le suffrage universel ?

Des lois qui ont suivi la loi des signatures, des changemens introduits dans le régime de la presse et de sa situation actuelle, on comprend que nous n’ayons rien à dire. Tout a été dit d’ailleurs par le gouvernement lui-même et par ses principaux organes. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, tout le monde s’accorde à reconnaître que la presse française est aujourd’hui entre les mains de l’autorité centrale à peu près comme Gulliver était entre les mains du géant qui l’avait ramassé dans les blés. « Il me prit par le milieu du corps, entre l’index et le pouce, et me souleva à une toise et demie de ses yeux pour m’observer de plus près. Je devinai son intention et je résolus de ne faire aucune résistance tandis qu’il me tenait en l’air à plus de soixante pieds de terre, et quoiqu’il me serrât horriblement les côtes par la crainte qu’il avait que je ne glissasse entre ses doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever les yeux vers le ciel, de joindre les mains dans la posture d’un suppliant et de dire quelques mots d’un accent humble et triste, conforme à l’état où je me trouvais, car je craignais à chaque instant qu’il ne voulût m’écraser comme nous écrasons d’ordinaire les petits animaux qui nous déplaisent. »

Que fera le pouvoir gigantesque qui tient ainsi la presse française suspendue entre ciel et terre ? Serrera-t-il de plus en plus les doigts jusqu’à ce que soit étouffée l’ingénieuse petite créature qui a nourri tant de grandes pensées et qui a répandu de si belles paroles jusqu’aux extrémités du monde ? Nous ne croyons pas qu’il méconnaisse à ce point son intérêt véritable. Si cependant le contraire arrivait, rien de plus conforme au cours des choses humaines. Il y a longtemps que Pascal a mis le roseau pensant à sa place, en le déclarant sujet des forces de la nature, et jeté seulement en ce monde pour en être accablé.


PREVOST-PARADOL.