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ou de Tacite. Pour donner en français l’équivalent d’un bon article du Times, il faudrait presque être capable de le faire.

Ne quittons point la presse anglaise sans jeter un regard sur ce grand nombre de lettres qui expriment des opinions ou des réclamations personnelles, et qui contribuent à unir d’un lien si étroit la presse et le public. Toute opinion originale ou intéressante sur les affaires du pays, toute réclamation particulière qui peut toucher en quelque point à l’intérêt général a droit de cité dans la presse anglaise, pourvu que l’auteur s’en fasse connaître, non pas au public, mais au journal, qui veut savoir s’il est digne de foi ou d’attention. On trouve ordinairement un grand bon sens et souvent beaucoup d’esprit dans ces lettres innombrables, signées de tous les pseudonymes imaginables, depuis le Civis, qui traite des affaires publiques, ou le Vialor, qui se plaint de quelque gouvernement étranger, jusqu’aux Mangled Remains (restes mutilés), qui donnent des renseignemens ou des conseils au sujet de quelque accident de chemin de fer. Ce recours puissant et perpétuel qu’offre la presse contre les oppressions de tout genre accoutume le public à la considérer comme son défenseur naturel, et il l’aime d’autant plus qu’elle est toujours prête à l’accueillir et à le protéger. Il la sait utile, puisqu’il s’en sert ; il la veut libre, puisqu’il en a besoin. Mais n’oublions pas que cet échange fortifiant de communications et de protection entre la presse et le public serait impossible, si le lecteur anglais y prenait peu d’intérêt, et si les affaires de son voisin ne le touchaient que médiocrement. Supposez un public plus préoccupé de l’avenir du monde et des intérêts généraux de l’humanité que des abus réels et quotidiens qui peuvent frapper chacun de ses membres dans la vie publique et dans la vie privée, et l’ennui aurait bientôt fait raison de toutes ces réclamations individuelles. Or le lecteur anglais, qu’on accuse si volontiers d’individualisme, a pourtant le don précieux de s’intéresser aux épreuves les plus légères de son concitoyen lorsqu’il sent qu’elles peuvent l’atteindre à son tour. On peut voir, si l’on veut, dans ce sentiment, un raffinement de l’égoïsme ; soit, mais c’est un égoïsme prévoyant et pratique qui produit les mêmes effets que la plus touchante philanthropie, et qui unit plus intimement chaque jour la presse et la nation.

Cette union va-t-elle, comme on le prétend, jusqu’à la servitude, et le Times, par exemple, n’est-il, comme on aime à le dire, que l’esclave de l’opinion ? C’est singulièrement abuser d’un accord ordinaire et nécessaire que de lui donner le nom de servitude. Ceux-là mêmes d’ailleurs qui accusent le Times de servitude l’accusent presque en même temps de singularité. Ils disent : « C’est l’écho de la pensée populaire, c’est le miroir des impressions du public, » et aussitôt ils ajoutent : « Il cherche perpétuellement à se singulariser ;