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absente. Aujourd’hui encore ce n’est point à côté de la presse la plus développée qu’il faut chercher les produits les plus délicats de l’art et de la pensée, et même parmi les journaux des différens peuples ce ne sont pas les plus grands ni les plus libres qui montrent le plus d’élévation ou le plus de finesse ; en cela comme dans tout le reste, la difficulté ajoute quelque chose à l’art Mais s’il s’agit exclusivement de cette partie de la civilisation qui regarde la politique et dont la liberté est la fleur (car la politique qui n’aboutit point à la liberté mérite à peine ce nom, et doit être rangée parmi les arts inférieurs, entre l’art de fumer les terres et celui d’élever les bestiaux) ; s’il s’agit, disons-nous, de civilisation politique et de liberté, il faut reconnaître que le développement de la presse est le signe le plus constant et le plus fidèle des progrès de ce genre particulier de civilisation. Cela est si vrai que la destinée de la presse reproduit exactement les variétés et les vicissitudes de la liberté politique, et la suit aussi invariablement que l’ombre suit le corps. Tout voyageur qui a parcouru l’Europe, en ouvrant les journaux des pays qu’il a traversés ou en s’assurant qu’il n’en existait point, doit être convaincu de cette corrélation générale entre le développement de la presse et celui de la liberté politique. Si une catastrophe subite anéantissait tous les monumens de la civilisation moderne et qu’il ne restât de chaque nation de l’Europe qu’un journal, nous osons dire qu’il suffirait de parcourir du regard ces lambeaux de papier, d’en comparer le format, les caractères, et d’en déchiffrer quelques lignes pour avoir une idée assez juste du degré de civilisation poli- tiqué et par conséquent de liberté auquel chacune de ces nations serait parvenue au moment où elle aurait été effacée de la terre.

S’il en est ainsi, quel Français ami de son pays et de la liberté peut ouvrir sans quelque tristesse un journal comme le Times par exemple ? Je sais qu’on ne manque point d’argumens, et des plus curieux, pour rassurer ceux qui seraient tentés de s’affliger de cette comparaison. « Voyez, nous disent d’ingénieux consolateurs qu’on ne soupçonnait point jusqu’ici d’être si spiritualistes, voyez comme ces journaux sont couverts d’annonces ! Ils commencent par des annonces, ils finissent par des annonces. Quelle vulgaire attention donnée à la bourse ! que de sollicitude perdue sur les mines, les chemins de fèr, les marchés ! C’est de l’industrie, non de la politique. » Ces philosophes traitent donc la presse anglaise comme Armande et Bélise traitaient la simple Henriette :

Mon Dieu ! Que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage
De vous claquemurer aux choses du ménage !…
… Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,
Les bas amusemens de ces sortes d’affaires.