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Nous appareillâmes de la rade de Sainte-Croix avec une brise légère. La Truite n’éprouva aucune difficulté pour prendre le large. La Durance, toujours moins manœuvrante, fut entraînée par le courant et la houle. Pour ne pas aller à la côte, elle fut obligée de laisser tomber une ancre, et ne put sortir de la rade qu’en se faisant remorquer par ses embarcations. À peine eûmes-nous perdu de vue les îles Canaries, que les corvettes furent entourées de bancs de thons, de bonites et de dorades. Par une bizarrerie qu’on ne saurait s’expliquer, ces poissons ne s’attachèrent qu’à la Durance. Nous eûmes beau modifier nos positions respectives, les poissons nous restèrent fidèles, et la Truite ne parvint pas à leur donner le change. Pour avoir sa part de ce bienfait de la Providence, il fallut que la corvette amirale eût recours à notre libéralité. Tous les jours, elle venait se placer derrière nous, et nous lui filions sur une bouée une partie des produits de notre pêche. Ces produits devinrent du reste si abondans, que notre commandant fut forcé d’interdire la pêche à partir de huit heures du matin.

Avant de passer du nord au sud de l’équateur, nous éprouvâmes des calmes auxquels succédèrent de violens orages. L’air, la mer, les nuages, tout autour de nous semblait imprégné d’électricité. Dès que la voûte noire du ciel avait étendu sur l’horizon son obscurité profonde, les corvettes se trouvaient au milieu d’un océan de feu. Le sillon qu’elles creusaient les suivait de loin en longs rubans de flamme ; des étincelles jaillissaient par milliers sous leur proue, ou brillaient, suspendues à leurs flancs, comme des gouttes de rosée ; d’innombrables poissons décrivaient autour des bâtimens leurs courbes aux clartés bleuâtres, et les enlaçaient d’un réseau de lignes phosphorescentes semblables à du soufre embrasé. Ces orages n’exercèrent heureusement aucune influence sur la santé des équipages. Cent onze jours après avoir quitté la rade de Brest, nous entrâmes dans la baie de la Table, située à l’ouest du cap de Bonne-Espérance. Nous savions désormais ce que nous pouvions attendre de la vitesse de nos deux corvettes, et en songeant aux immenses espaces qu’il nous restait à parcourir, nous n’avions rien de mieux à faire que de nous armer de patience. Quant à moi, le temps ne me paraissait jamais long. J’étais avant tout un pêcheur infatigable : je passais une partie de mes journées à cheval sur le beaupré, guettant de cet observatoire les thons ou les dorades. J’avais un talent tout particulier pour cacher un gros hameçon à bonites sous un poisson volant artificiel que je façonnais avec du suif, un morceau de toile blanche et deux plumes de goéland ou de pétrel. Quand cet appât trompeur était préparé, je le faisais sautiller pendant des heures entières sur le sommet des vagues. J’imitais ainsi, avec un succès dont j’avais bientôt la preuve, la course saccadée du poisson volant,