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permission de descendre à terre. Le soir venu, il se dirigeait en toute hâte vers le quai, où l’attendait l’embarcation qui devait le ramener à bord, lorsqu’il entendit sonner l’Angélus. À ce signal, il était alors d’usage dans les colonies espagnoles de s’arrêter court, de suspendre tout travail et de s’agenouiller. Notre canonnier, qui se croyait en retard, n’en courut que plus vite. Il passa devant un corps de garde. L’officier qui commandait ce poste le somma de s’arrêter et de se mettre à genoux. Soit que le canonnier ne comprît pas ce qu’on exigeait de lui, soit qu’il fût échauffé par des libations trop copieuses, il refusa tout net d’obtempérer à l’injonction qui lui était faite. L’officier, aidé de sa troupe, se crut autorisé à user de contrainte. Notre jeune Français dégaina son sabre et se mit à écarter par un moulinet énergique l’officier et la force armée. Les spectateurs indignés se joignirent aux soldats : après avoir distribué et reçu quelques horions, ce héros malheureux dut céder au nombre ; on le désarma et on le conduisit en prison. L’amiral, informé de ce qui s’était passé, réclama le délinquant, promettant de lui infliger une sévère punition. Les autorités du pays protestèrent qu’elles le garderaient pour en faire bonne justice elles-mêmes. Quand l’amiral se fut bien convaincu que ses sollicitations ne parviendraient pas à vaincre l’obstination des Espagnols, il changea de ton et signifia au gouverneur que si sous quelques heures l’homme qu’on prétendait retenir prisonnier n’était pas rendu à son bord, il allait embosser les deux corvettes sous les forts et faire feu de toutes leurs batteries jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de satisfaire à sa demande. En même temps, pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’une vaine menace, il fit signal à la Durance de lever l’ancre, et les deux corvettes se rapprochèrent de terre. Cet acte de vigueur eut l’effet désiré, et le détenu fut aussitôt envoyé à bord de la Truite. On ne saurait croire à quel point la fermeté de l’amiral augmenta la considération dont déjà il jouissait à si juste titre. M. de Bretigny ne se dissimulait pas que les six canons de 8 dont chaque corvette était armée n’étaient guère en état de répondre au feu des forts ; mais il était décidé à se faire couler, et il savait que les autorités espagnoles y regarderaient, à deux fois avant d’encourir, la responsabilité d’un événement dont il était difficile de prévoir les conséquences. Pour bien apprécier ce qu’il y avait à la fois d’honorable et de sage dans cette résolution de l’amiral, il faut se reporter à l’époque où nous avions quitté la France. Les idées révolutionnaires qui fermentaient partout avaient relâché les liens de la subordination. Les chefs ne pouvaient espérer conserver toute leur autorité qu’en montrant un caractère énergique. L’habile fermeté dont fit preuve notre amiral en cette circonstance a exercé la plus heureuse influence sur la suite de notre campagne.