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de plus de vicissitudes que la métropole, jouissent-elles d’une égale sécurité dans le domaine des faits économiques ? Qu’on se rassure, nous ne reviendrons ici sur la question des sucres que pour constater deux points essentiels. Le premier, c’est qu’on se trompe gravement, quand on fait de la coexistence de deux industries sucrières le principal sujet du débat dont les anciennes chambres et la presse ont tant de fois retenti. La production sucrière des colonies n’eût-elle pas de rivale en France, elle devrait encore tenir une place considérable parmi les discussions relatives aux affaires du pays. Qu’on ouvre les blues books du parlement britannique : peu de questions ont été aussi souvent et aussi passionnément agitées en Angleterre. Elle a fait et défait des cabinets. C’est par elle que sir Robert Peel a triomphé de lord John Russell, et par elle que lord John Russell a plus tard triomphé de sir Robert Peel. Il y a dans ce fait trop peu remarqué un grand enseignement. — En dehors des élémens généraux de ses affrétemens, toute nation qui a la prétention d’être réellement une puissance navale doit s’efforcer d’avoir à elle, d’avoir en propre, l’un des trois élémens du grand fret maritime qui sont : le coton, la houille et le sucre. Les États-Unis ont le coton ; l’Angleterre a la houille et le sucre : c’est une supériorité. On comprend qu’il n’est pas besoin de l’existence d’un antagonisme industriel pour que chez elle le sentiment national soit toujours remué par cette question à laquelle se rattachent d’ailleurs tant d’autres intérêts économiques. Quoi qu’on en puisse penser aux colonies, il est donc établi que la sucrerie indigène n’existât-elle pas, la question des sucres tiendrait une grande place en France, parce que la France a, comme l’Angleterre, la juste prétention d’être une puissance essentiellement maritime, de même que l’adversaire à redouter aujourd’hui pour nos colonies rendues au travail libre, c’est beaucoup moins le similaire indigène que celui de l’étranger, produit du travail esclave.

L’autre point que nous voudrions mettre en relief, c’est que, depuis ces dernières années, la question des sucres, au grand honneur comme au grand profit de notre génération, semble entrer sur le terrain où l’appelaient depuis longtemps les vœux et l’espoir des économistes. La consommation du sucre, qui paraissait immobile en France, est enfin sortie de sa stagnation. De 120 millions de kilogrammes, chiffre en quelque sorte sacramentel de toutes les statistiques parlementaires d’avant 1848, elle est passée à plus de 170 millions de kilogrammes[1]. Ce résultat, quoique bien modeste encore,

  1. 84,495,000 kilogrammes de sucre exotique, 88,521,000 kilogrammes de sucre indigène. Ce sont les chiffres officiels pour l’année 1856, durant laquelle l’élan a dû être jusqu’à un certain point comprimé par l’aggravation du double décime.