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de circumnavigation auquel je venais d’obtenir l’honneur de prendre part n’étaient pas de cette race de navires pur sang sur le jarret, ou sur l’ardeur desquels on peut compter. C’étaient deux humbles flûtes qui n’avaient jamais été destinées au rôle pompeux qu’un caprice du sort les appelait inopinément à jouer. Lorsqu’elles remplissaient les devoirs de la condition modeste pour laquelle elles avaient été mises au monde, elles s’appelaient l’Abondance et le Gros-Ventre. En changeant de fortune, elles firent comme tant d’autres parvenus, elles changèrent de nom. L’Abondance, que devait monter le chef de l’expédition, devint la corvette de sa majesté la Truite ; le Gros-Ventre prit le nom d’une rivière torrentueuse et s’appela fièrement la Durance. Elles reçurent chacune un équipage de quatre-vingt-douze hommes, six canons du calibre de 8, deux caronades de 36, des pierriers, des espingoles, des fusils, des pistolets, des haches d’armes et des sabres, tout l’attirail en un mot d’un navire de guerre. La poupe fut couronnée d’une vaste dunette destinée au logement des commandans. Sur les poutres massives de ce château d’arrière, on fixa de fortes coulisses qui encastrèrent la plate-forme… d’un canon à pivot ? diront nos jeunes marins : non,… d’un moulin à vent. On avait prévu que dans les îles que les corvettes allaient visiter on pourrait rencontrer du blé, mais on n’avait point imaginé qu’on y pût trouver de la farine.

Il eût été fâcheux, on en conviendra, d’être exposé, faute d’un moulin, à mourir de faim sur un tas de froment. Nous entrions dans une époque de tentatives ingénieuses où l’on commençait à prendre en pitié la simplicité de nos pères ; bien des gens s’étonnèrent que ces pauvres esprits n’eussent jamais songé à user d’un moyen aussi simple pour préserver les navires expédiés dans les mers lointaines du danger toujours si fâcheux de la famine. Un superbe moulin à vent de douze ou quinze pieds de haut se dressa donc comme le clocher d’un village au-dessus de la dunette de chacune des corvettes. La coulisse sur laquelle la plate-forme des moulins pouvait glisser devait servir à les transporter du côté du vent à chaque changement d’amures. Rien n’était, on le voit, plus commode et mieux entendu. La soif de perfectionnemens qui dévorait alors tous les cœurs ne s’arrêta pas en si beau chemin. Nos corvettes étaient doublées en cuivre, comme l’avaient été, depuis la guerre d’Amérique et sur les vives instances de Suffren, tous les navires de la marine royale. On pensa que des bâtimens exposés à s’échouer plus d’une fois remplaceraient très difficilement les feuilles de cuivre qu’ils ne manqueraient pas de perdre en pareille occurrence, et