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de la franchise dans le style et une clarté parfaite dans le plan, telles sont les différentes qualités que nous avons remarquées dans les compositions de M. Blanc, que nous croyons destiné à un bel avenir.

Nous avons gardé pour la fin de cette longue chronique un artiste hors ligne, un de ces virtuoses conquérans qui nous arrivent de temps en temps du septentrion pour réveiller en nos esprits blasés le goût de l’admiration : nous voulons parler du pianiste Rubinstein. On ne joue vraiment du piano qu’en Allemagne, comme on ne joue naturellement du violon qu’en Italie. Les Corelli, les Tartini; les Pugnani, les Viotti et les Paganini, c’est-à-dire les plus grands violonistes du monde, sont tous Italiens, comme les Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Hummel, Chopin, MM. Listz, Thalberg, les créateurs de la musique de piano, ainsi que les artistes éminens qui ont le mieux possédé le mécanisme de cet instrument difficile, sont nés de l’autre côté du Rhin. Sans doute on cultive le piano avec succès en France, on y possède peut-être la meilleure école de violon qui existe et les orchestres les plus parfaits de l’Europe. Ce ne sont là pourtant que les résultats d’une volonté tenace où manque la spontanéité de la nature, sans laquelle rien de grand n’est possible dans les arts. Au bout de quelques années, la sève de l’inspiration est tarie; on ne sait plus à quelle médiocrité habile se vouer, on désespère de soi, on s’ennuie d’entendre tant de pauvres diables broyer des sons sans idées. Heureusement il survient tout à coup un véritable artiste, comme Chopin, Listz, Thalberg, ou M. Rubinstein, qui relève le goût public et lui ouvre de nouveaux horizons. M. Rubinstein est Russe, assure-t-on, et habite Saint-Pétersbourg; mais son éducation musicale est aussi allemande que sa physionomie, qui rappelle fortement celle de Beethoven. Voilà une ressemblance de bon augure, qui impose à M. Rubinstein une terrible responsabilité. M. Rubinstein, qui a tout au plus trente ans, est déjà venu à Paris. De vieux amateurs se rappellent l’avoir entendu tout enfant et avoir conçu des espérances sur l’avenir de son talent précoce. Ce talent, qui est aujourd’hui dans sa maturité, s’est produit avec un succès immense dans un concert qu’il a donné à la salle de M. Herz le 23 avril 1857. Son exécution prodigieuse réunit la force et l’impétuosité qu’on admirait dans le talent de M. Listz à la grâce et à la délicatesse de touche qui caractérisaient le jeu de Chopin. Aucune difficulté de mécanisme n’arrête M. Rubinstein. Il domine son instrument comme un Cosaque du Don domine son cheval à tous crins, dont il réfrène à volonté l’ardeur sauvage. Il est calme, sérieux sans afféterie, senza smorfie, comme disent les Italiens, et ne se donne pas les poses ridicules d’un héros de roman, comme le faisait M. Listz dans le temps fabuleux des Lettres d’un Voyageur. Dans la Marche des Ruines d’Athènes, arrangée pour le piano, il semblait que sous les doigts de M. Rubinstein on entendît distinctement les sonorités multiples et étranges de l’orchestre de Beethoven. Le virtuose n’a pas été moins admirable dans l’exécution d’une gigue de Mozart qu’il a rendue avec ce mélange de force et de grâce aisée qui sont les deux qualités saillantes de son admirable talent.

M. Rubinstein ne se contente pas d’être un virtuose de premier ordre : il vise aussi à la réputation de compositeur, et son ambition serait de la plus haute lignée. Un concerto pour piano et accompagnement d’orchestre, qu’il a