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més, et il s’y abandonne avec une énergie sauvage; il semble avoir mis toute son intelligence au service des instincts féroces d’un tigre.

Le seigneur Stépane Mikhaïlovitch, malgré ses défauts trop visibles, nous a montré le propriétaire de campagne dans la Russie du XVIIIe siècle sous son aspect le plus sympathique et le plus débonnaire. Dans le major, nous avons le type opposé, le seigneur cruel et débauché; nous avons les instincts pervers et vicieux affranchis de l’ascendant salutaire des vieilles mœurs et des vertus primitives. Pendant longtemps, Prascovia, la femme du major, ignore les désordres de son mari, qui ne sont déjà plus un mystère pour sa famille. Ces désordres sont cependant inouïs. Entouré d’une quinzaine d’hommes qu’il a choisis parmi ses domestiques et ses paysans, Mikhaïl ne se borne pas à se livrer avec eux à la plus honteuse débauche, il attente audacieusement à la liberté de tous ceux qui ne se prêtent point à ses caprices. Arrive-t-il qu’un de ses voisins lui refuse une chose quelconque qu’il trouve, de son goût, Mikhaïl Maksimovitch pénètre dans sa maison de vive force avec les scélérats qu’il s’est adjoints, roue de coups le malheureux propriétaire, et emporte l’objet ou le meuble précieux dont celui-ci n’a point voulu se dessaisir. Comme il croit n’avoir rien à redouter de la police, il expose ces dépouilles dans sa maison, et raconte volontiers comment il se les est acquises. Les victimes de ses actes audacieux sont obligées d’y applaudir. Lorsqu’un de ses compagnons de débauche lui résiste, il l’enferme dans une cave au pain et à l’eau pour plusieurs jours. Quant à ses domestiques, il les fait fustiger sous le moindre prétexte avec un fouet à lanières qu’il appelle le chat. Il aime surtout à parcourir les routes du voisinage en télega, suivi de ses acolytes avinés. On s’arrête de temps à autre devant un passant, et le maitre lui intime l’ordre de boire un énorme bocal d’eau-de-vie qu’il lui fait offrir; s’il hésite à l’avaler, on le lie à un arbre et on l’abreuve de force en le frappant sans pitié. C’est avec une froide ironie que le major adresse la parole à ses victimes : « Allons, mon cher, disait-il, il n’y a rien à faire; il faut que nous réglions notre compte. » Puis, se tournant vers un de ses cochers chargé des exécutions : « Prends le chat, chatouille un peu le dos de ce gaillard-là. » Le supplice commence, et Mikhaïl Maksimovitch y assiste la pipe à la bouche, interpellant de temps à autre d’un air goguenard le malheureux patient, tant que celui-ci peut l’entendre. Lorsqu’il donne au cocher l’ordre de s’arrêter, on emporte la victime et on l’enveloppe, pour guérir ses plaies, dans une peau de mouton encore saignante; mais ce remède ne réussit pas toujours. Il faut d’ailleurs compléter le tableau par un dernier trait de caractère : tout en se comportant ainsi, Mikhaïl Maksimovitch a entrepris la