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héritière ne tardèrent pas à produire leur effet; elle s’éprit du jeune officier de dragons, et lorsqu’il déclara ses intentions à Mme Bakhteïef, celle-ci se montra fort disposée à les seconder. Toutefois, pour contracter cette union, il fallait le consentement du seigneur d’Aksakova, tuteur de la jeune Prascovia. L’entreprenant major résolut de se présenter à lui et de s’insinuer dans ses bonnes grâces.


« Il s’introduisit auprès de Stépane Mikhaïlovitch sous différens prétextes avec force lettres de recommandation. L’impression qu’il fit sur Stépane Mikhaïlovitch ne lui fut point favorable, et pourtant il avait certains mérites qui auraient dû lui plaire; mais Stépane Mikhaïlovitch n’avait point seulement l’esprit sain et clairvoyant : il possédait en outre, comme toutes les natures droites et honnêtes, un instinct moral qui fait découvrir au premier abord, et sous les apparences les plus contraires, le défaut de droiture et de franchise avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter. Les propos aimables et le ton respectueux du jeune officier ne le trompèrent point, et il comprit tout de suite que ces formes séduisantes cachaient une basse intrigue. Mon grand-père ne se laissa point influencer par la sagesse apparente du major, qui s’empressa de lui débiter force maximes très sensées sur l’agronomie et l’administration des biens; il lui fit un accueil sec et froid. Le major s’étant mis à causer familièrement et à faire l’aimable avec Prascovia Ivanovna, qui paraissait l’écouter avec plaisir, mon grand-père inclina la tête de côté suivant son habitude; ses sourcils se froncèrent, et il jeta sur le jeune soupirant un regard qui n’était pas des plus gracieux. Quant à Anna Vassilievna et à ses filles, elles avaient été entièrement captivées par les prévenances dont le major les avait comblées, et se disposaient à y répondre; mais lorsqu’elles eurent remarqué sur la physionomie de Stépane Mikhaïlovitch l’expression caractéristique que je viens de décrire, elles jugèrent à propos de rester froides et silencieuses. L’aimable visiteur essaya vainement de faire reprendre à la conversation le ton agréable et enjoué qu’il lui avait donné dans les premiers momens de son arrivée: on ne lui fit plus que des réponses très laconiques. Il se décida à repartir, quoique la soirée fût avancée, et que, suivant les règles ordinaires de l’hospitalité, il eût pu espérer qu’on lui donnerait asile pour la nuit. — Cet homme est un drôle et un vaurien, dit Stépane Mikhaïlovitch lorsqu’il fut parti, et j’espère qu’il ne remettra plus les pieds ici. — Personne n’osa, bien entendu, le contredire; mais on parla longtemps en secret de l’élégant major, et la jeune héritière surtout fit un grand éloge de son amabilité. »


Le major rejoignit son régiment, non sans s’être assuré que les Bakhteïef, bien disposés pour lui, le tiendraient au courant de toutes les circonstances qui pourraient faciliter le dénoûment de cette intrigue matrimoniale. Une de ces circonstances ne tarda pas à se présenter. Une affaire d’intérêt obligea Stépane Mikhaïlovitch à entreprendre un voyage qui devait durer plusieurs mois. Le major en fut prévenu, et la femme de Stépane Mikhaïlovitch permit à Prascovia de se rendre chez les Bakhteïef, quoique son mari lui