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deur. A peine la brise avait-elle commencé à se faire sentir, que mon grand-père se réveilla... L’air frais du matin lui causa une agréable impression, et, contre son ordinaire, il tira lui-même d’un cabinet voisin une pièce de feutre qu’il posa, en guise de siège, sur la première marche de l’escalier. Cela fait, il s’assit pour saluer, suivant son usage, le lever du soleil. Ce spectacle fait naître des idées riantes même chez ceux qui n’y sont nullement disposés. Mon grand-père avait en ce moment un autre motif de contentement : il pouvait promener ses regards sur les nombreuses dépendances qui entouraient sa maison. La cour n’était point encore entourée, il est vrai, d’une enceinte de planches; il en résultait que les bestiaux du village, que l’on formait en troupeau pour les conduire aux champs, s’y répandaient en passant chaque matin, et le soir lorsqu’ils regagnaient leurs étables. Cette fois plusieurs cochons couverts de boue se frottaient contre l’escalier même de la maison, et y cherchaient en grognant des débris d’écrevisses et autres restes des repas de la veille que l’on avait jetés en ce lieu comme d’ordinaire. Les vaches et les moutons venaient aussi dans la cour, y laissant çà et là des traces évidentes de leur passage. Mon grand-père n’y trouvait point à redire : il aimait à voir ces bestiaux, car leur air de santé prouvait que la prospérité et le bonheur régnaient dans ses domaines; mais les claquemens répétés du long fouet que portent les bergers se firent entendre, et les visiteurs à quatre pattes disparurent. Les habitans de la cour commencèrent bientôt à se montrer. Un gros palefrenier, auquel on donna jusqu’à ses vieux jours le nom de Spirka[1], amena l’un après l’autre trois étalons ; il les attacha à un pieu pour les panser, et les promena ensuite au bout d’une longe, pendant que mon grand-père s’extasiait sur leurs belles formes, et parlait avec orgueil des produits qu’ils lui donnaient. La vieille sommelière parut à son tour; elle sortit de la cave qui lui servait de gîte, alla se laver dans la rivière voisine, revint en poussant des soupirs et des exclamations étouffées, suivant son habitude, et se tourna vers le soleil levant pour dire sa prière. Des hirondelles gazouillaient gaiement dans les airs en y décrivant de longs circuits; les cailles jetaient leur cri retentissant dans les blés; le chant rauque des geais se faisait entendre au milieu des buissons; les bécassines, blotties dans les marais voisins, leur répondaient, et les rouges-gorges semblaient défier les rossignols. Le disque radieux du soleil venait de se montrer au-dessus des montagnes; les longues colonnes de fumée qui couronnaient les isbas du village étaient inclinées par le vent : on eût dit une flottille qui déployait ses voiles. Les paysans se dirigeaient vers les champs. Mon grand-père appela enfin ses serviteurs, qui dormaient toujours, étendus tout de leur long. En un instant, ceux-ci accoururent, presque fous d’épouvante; mais cet effroi se dissipa bientôt, car mon grand-père leur cria gaiement : « Allons, Mazane, donne-moi à me laver, et toi, Tanaïtchenko, va réveiller la maîtresse. Et puis le thé! » A peine avait-il parlé, qu’il était obéi. Le lourd Mazane saisissait une bassine de cuivre et courait à toutes jambes vers la source ; Tanaïtchenko, qui était très leste de sa nature, réveillait la disgracieuse Aksioutka, et celle-ci, redressant à la hâte son mouchoir de tête,

  1. Diminutif de Spiridone.