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ses pieds. Il n’en abusa pas pour leur imposer de dures conditions[1]. Ceux-ci le remercièrent : « Tu es fort, lui disaient-ils, tu es généreux, sois béni! » dans l’intention de les tenter, le colonel leur dit : « Mais si je me trouvais seul avec un faible bataillon, séparé de mon armée, que me feriez-vous? » Tous se turent. Un seul, plus hardi et plus franc, se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, pardonne ma franchise, mais nous ne pourrions alors surmonter notre instinct, et nous t’égorgerions! » En faut-il plus pour faire comprendre et excuser les cruelles représailles auxquelles nous étions si souvent entraînés ?

Le 9, on voulut reconnaître la route directe qui ramène à Batna par Tagourt, en franchissant les versans des montagnes occidentales de l’Oued-Abdi, et qui avait été suivie par le colonel Carbuccia à sa dernière expédition; mais la route avait disparu sous la neige. Nous étions forcés de redescendre la vallée jusque dans le Sahara.

Le 10 janvier au soir, nous campions à Tiloukache, après avoir traversé le matin la jolie ville de Menah, dont les habitans, depuis longtemps en rivalité avec les gens de Narah, s’étaient montrés favorables à nos armes. La population féminine, si remarquable là par sa beauté et curieuse comme partout, se montrait aux fenêtres, aux balcons, pour nous voir passer. Le taleb, qui avait failli payer bien cher la curiosité de voir comment les Français s’y prenaient pour enlever une position comme Narah, était à son école, où il se contentait d’apprendre à lire aux enfans. Un taleb, selon les Arabes, n’est pas un homme; qu’a-t-il à se mêler aux guerriers? Une mère disait un jour à son mari : « Notre fille veut à toute force goûter du mariage; c’est une rage, une frénésie, mais comment faire? (Les guerriers, les jeunes gens de la tribu étaient en razzia, en guerre.) — Comment faire? dit le père. Donnons-la au taleb en attendant que nous puissions la donner à un homme. »

Il n’y a pas de position plus pittoresque que celle de Menah, s’élevant au-dessus de l’Abdi avec sa ceinture de vergers plantés et étages comme des escaliers. La principale mosquée de la ville est une ancienne église chrétienne. Il y a encore des inscriptions sur les piliers qui soutiennent la toiture de l’édifice. Il s’y trouve aussi de nombreuses traces de constructions romaines, dont les lettres que nous parvenions à déchiffrer nous montraient qu’une pensée, comme un reflet de l’immortalité, avait survécu à la ruine même d’un empire.

  1. Il a été défendu aux gens de Narah de reconstruire leur ville détruite; ils ne peuvent bâtir qu’au pied des montagnes, sur l’Abdi même.