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et conçu la perdition de l’homme; c’est lui qui, franchissant les portes gardées et le chaos infini parmi tant de dangers et par toutes les ruses, a révolté l’homme contre Dieu et gagné à l’enfer le peuple entier des nouveaux vivans. Quoique défait, il l’emporte, puisqu’il a ravi au monarque d’en haut le tiers de ses anges et presque tous les fils de son Adam. Quoique blessé, il triomphe, puisque le tonnerre, qui a brisé sa tête, a laissé son cœur invincible. Quoique plus faible en force, il reste supérieur en vertu, puisqu’il préfère l’indépendance souffrante à la servilité heureuse, et qu’il embrasse sa défaite et ses tortures comme une gloire, comme une liberté et comme un bonheur. Ce sont là les fières et sombres passions politiques des puritains constans et abattus; Milton les avait ressenties dans les vicissitudes de la guerre, et les exilés réfugiés parmi les panthères et les sauvages de l’Amérique les trouvaient vivantes et dressées au plus profond de leur cœur.


« Est-ce là la région, le sol, le climat — que nous devons échanger contre le ciel ? Cette obscurité morne — contre cette splendeur céleste? Soit fait ! puisque celui — qui maintenant est souverain peut faire et ordonner à son gré — ce qui sera juste. Le plus loin de lui est le mieux — pour ceux que la raison a faits ses égaux, pour ses égaux que la force — a faits ses vaincus. Adieu, champs heureux, — où la joie pour toujours habite ! Salut, horreurs! salut, — monde infernal ! Et toi, profond enfer, — reçois ton nouveau possesseur ! une âme — qui ne sera changée ni par le lieu, ni par le temps! — L’âme est à elle-même sa propre demeure, et peut faire — en soi du ciel un enfer et de l’enfer un ciel. — Qu’importe où je suis, si je suis toujours le même, — et ce que je dois être, tout, hors l’égal de celui — que le tonnerre a fait plus grand? Ici du moins — nous serons libres; le maître absolu n’a pas bâti ceci — pour nous l’envier, ne nous chassera pas d’ici. — Ici nous pouvons régner tranquilles, et à mon choix, — régner est digne d’ambition, fût-ce dans l’enfer. — Mieux vaut régner dans l’enfer que servir dans le ciel. »


Cet héroïsme sombre, cette dure obstination, cette poignante ironie, ces bras orgueilleux et raidis qui serrent la douleur comme une maîtresse, cette concentration du courage invaincu qui, replié en lui-même, trouve tout en lui-même, cette puissance de passion et cet empire sur la passion seront des traits du caractère anglais, de la littérature anglaise, et vous les retrouverez plus tard dans le Lara et dans le Conrad de lord Byron.

Autour de lui comme en lui, tout est grand. L’enfer de Dante n’est qu’un atelier de tortures, où les chambres superposées descendent par étages réguliers jusqu’au dernier puits. L’enfer de Milton est immense et vague, « donjon horrible, flamboyant comme une grande fournaise; point de lumière dans ces flammes, mais plutôt des ténèbres visibles qui découvraient des aspects de désolation,