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que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, que le cœur n’a point rêvées? » Qu’il y a loin de cette friperie monarchique aux apparitions de Dante, aux âmes qui flottent parmi des chants comme des étoiles, aux lueurs qui se confondent, aux roses mystiques qui rayonnent et disparaissent dans l’azur, au monde impalpable où toutes les lois de la vie terrestre s’anéantissent, insondable abîme traversé de visions fugitives, pareilles aux abeilles dorées qui glissent dans la gerbe du profond soleil! N’est-ce pas un signe de l’imagination éteinte, de la prose commencée, du génie pratique qui naît et remplace la métaphysique par la morale? Quelle chute! Pour la mesurer, relisez un vrai poème chrétien, l’Apocalypse. J’en copie dix lignes; jugez de ce qu’il est devenu dans l’imitateur :


« Alors je me tournai pour voir d’où venait la voix qui me parlait, et m’étant tourné, je vis sept chandeliers d’or,

« Et au milieu des sept chandeliers quelqu’un qui ressemblait au Fils de l’homme, vêtu d’une longue robe et ceint sur la poitrine d’une ceinture d’or.

« Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche et comme la neige, et ses yeux étaient comme une flamme de feu.

« Ses pieds étaient semblables à l’airain le plus fin, qui serait dans une fournaise ardente, et sa voix était comme le bruit des grosses eaux.

« Il avait dans sa main droite sept étoiles; une épée aiguë à deux tranchans sortait de sa bouche, et son visage resplendissait comme le soleil quand il luit dans sa force.

« Dès que je l’eus vu, je tombai à ses pieds comme mort. »


N’ayez point crainte. En composant sa caserne céleste, Milton n’est pas tombé mort.

Mais si les habitudes invétérées et innées d’argumentation logique, jointes à la théologie littérale du temps, l’ont empêché d’atteindre à l’illusion lyrique ou de créer des âmes vivantes, la magnificence de son imagination grandiose, jointe aux passions puritaines, lui a fourni un personnage héroïque, plusieurs hymnes sublimes, et des paysages que personne n’a surpassés. Ce qu’il y a de plus beau dans ce paradis, c’est l’enfer, et dans cette histoire de Dieu le premier rôle est au diable. Le diable ridicule du moyen âge, enchanteur cornu, sale farceur, singe trivial et méchant, chef d’orchestre dans un sabbat de vieilles femmes, est devenu un géant et un héros. Comme un Cromwell vaincu et banni, il reste admiré et obéi par ceux qu’il a précipités dans l’abîme; s’il demeure maître, c’est qu’il en est digne. Plus ferme, plus entreprenant, plus politique que les autres, c’est toujours de lui que partent les conseils profonds, les ressources inattendues, les actions courageuses. C’est lui qui dans le ciel a inventé les armes foudroyantes et gagné la victoire du second jour; c’est lui qui dans l’enfer a relevé ses troupes prosternées