Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/813

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courrier de Simphéropol avait apporté au général des dépêches si urgentes, qu’on était venu les lui remettre sur le champ de bataille. Parmi ces dépêches était un de ces billets si attendus, si désirés, qu’Anne trouvait toujours un moyen sûr et nouveau de me faire parvenir. Je déchirai avec précipitation une frêle enveloppe que je vis, avec un chagrin superstitieux, le vent prendre et emporter du côté de la mer, car j’aimais à ne rien perdre de ce qui venait d’elle, et je lus sa lettre sans tirer comme d’habitude une impression distincte de ma première lecture. Les mots tracés par sa main me causaient, au premier abord, une sorte d’éblouissement qui m’empêchait d’en saisir le sens. Je m’aperçus bien pourtant que j’éprouvais une émotion d’un ordre insolite, tenant de l’irritation et du malaise. Anne s’était laissée conduire par sa mère chez la duchesse de Plangenest, la belle-sœur de Tancrède. « Il y avait là, me disait-elle, fort peu de monde, on y chassait à courre cependant, et je crois que l’on y jouait un peu la comédie. » Quand elle ne m’aurait point dit de quel lieu venait sa lettre, j’aurais pu le deviner sans peine. Ce n’étaient point seulement quelques détails mondains apparaissant pour la première fois dans notre correspondance qui m’apprenaient sous quelle influence celle que j’aimais était placée : non, le coup funeste porté loin de moi à mes amours m’était révélé d’une manière plus intime et plus certaine. Anne, qui depuis mon départ s’était montrée la compagne héroïque de ma vie, qui était entrée, avec cette divine intelligence de la femme, dans tous les secrets de mon âme, semblait tout à coup étrangère et presque hostile à certaines parties de ma nature. Ces émotions sacrées du devoir et du péril qui étaient si loin de me séparer d’elle, auxquelles au contraire j’associais toujours sa pensée, excitaient, au lieu de sa sympathie ordinaire, des reproches, des plaintes, comme de l’ironie. Elle s’était, disait-elle, unie à un guerrier d’Ossian qui l’oubliait pour la sanglante déesse des batailles. Elle m’aurait voulu dans l’esprit un tour plus conforme à l’allure ordinaire des tendresses humaines. En me répétant tout bas chacune de ses paroles, je sentais peu à peu un trouble effrayant s’élever des profondeurs de mon âme, qui se remplissait d’agitations et de ténèbres. Avec ce merveilleux instinct des êtres destinés aux grandes souffrances, j’embrassai dans toute leur étendue, je sentis dans toute leur énergie les chagrins que me gardait l’avenir. En un mot, j’eus la vision de ma douleur.

« Ainsi la fin de cette journée s’écoula pour moi loin du sol que je foulais, loin des gens qui m’entouraient. Je me rappelle à peine ma rentrée nocturne parmi une population consternée. Les gens qui passaient devant mon cheval me semblaient des fantômes, les réalités de ma vie étaient à des distances énormes de mon corps. Dès