Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obstacles que la guerre créait à la correspondance d’une Française et d’un Russe, ses messages me suivaient partout. Ce perpétuel commerce avec un être adoré avait produit en moi le plus étrange phénomène de double vie. J’étais en Crimée au débarquement des Français; là, malgré les émotions de la grande lutte où je me trouvais engagé, je pourrais bien jurer que sa pensée ne se retira pas de moi un seul instant. Tout en sentant pour la guerre l’invincible tendresse que m’inspire jusque dans ses rigueurs cette mère des seules vertus dont je n’aie pas encore reconnu le néant, je ne me suis jamais séparé de ma passion pour ma femme, pour ma maîtresse absente, même sous le feu, les pieds dans le sang et la tête dans la fumée.

« Ainsi le plus vif souvenir assurément que m’ait laissé la journée d’Alma, c’est une souffrance qui me vint d’elle, la première de toutes celles dont devait se composer mon supplice. Le soir arrivait, la bataille était perdue pour nous, notre armée opérait sa retraite sous le feu de l’artillerie française, et toutefois, je l’avouerai, il y avait comme une sorte de jouissance dans les sentimens qui alors remplissaient mon cœur. J’avais la conscience d’avoir fait de mon mieux pendant tout le temps du combat; prêt à paraître devant Dieu depuis six heures, je me sentais l’âme agrandie, pacifiée, dégagée des amertumes mesquines dont naissent les seules tristesses que je redoute. Ma douleur, que ne corrompait rien de bas, rien de vulgaire, rien d’égoïste, me semblait une de ces douleurs d’élection que l’on reçoit comme de terribles, mais précieux présens du ciel. Puis il y avait une majesté émouvante dans les spectacles qui m’étaient offerts. Le soleil d’automne, qui se couchait dans une mer lumineuse, me parlait, dans un magnifique langage, du monde éternel pour lequel tant d’âmes vaillantes venaient de partir. Les hommes qui m’entouraient avaient cette expression de morne intrépidité, de dévouement silencieux, que j’aime, car elle me console de toutes les grimaces qui d’ordinaire altèrent la physionomie humaine. Le bruit de quelques boulets qui de temps en temps trouaient nos rangs, de quelques fusées qui, décrivant une courbe enflammée, venaient éclater au-dessus de nos têtes, me causaient, — pourquoi n’en conviendrais-je pas? je ne suis pas le premier qui ait senti de cette manière, — me causaient, dis-je, cette impression des nobles choses, des rares et poétiques beautés qui, suivant Montaigne, font frissonner « l’enfant bien nourri. » Enfin, j’en demande pardon aux dieux de la patrie, non, je n’étais point malheureux.

« Eh bien! ce fut en ce moment que je reçus une lettre qui chassa de ma pensée cette sérénité dont j’étais fier, ce calme-que je savourais, et changea pour moi l’aspect de tout ce qui m’environnait. Un