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Comment! la princesse de Cheffai, veuve, c’est-à-dire dans les plus heureuses conditions possibles pour jouir d’une grande fortune et d’un beau nom, allait s’enchaîner à un poète barbare (c’est ainsi que dans ses colères pindariques Clémencin appelait Prométhée), — à un homme sans bisaïeul (c’était une expression empruntée au courroux aristocratique de Plangenest), — à un Tartare endetté (c’était le mot par lequel s’exhalait l’indignation positive de Folbrook). Il y eut entre Mme de Béclin et sa fille un de ces entretiens appartenant aux sanglantes comédies qui se jouent hors du théâtre. Anne voulut clore par un argument irrésistible l’orageuse discussion où son bonheur était le jouet de milles passions déchaînées. Elle pensa que sa mère, esclave des habitudes sociales de son époque, n’oserait jamais appeler à son secours, même dans une situation désespérée, l’audacieuse immoralité du dernier siècle, et, forte de cette pensée, elle s’écria tout à coup, avec l’accent héroïque d’une femme déchirant sa pudeur, comme Caton déchira ses entrailles : — On ne peut me blâmer pourtant de prendre pour époux celui dont je suis déjà la femme.

— Quelle est cette folie? repartit intrépidement Isaure. Je connais trop les principes que vous avez reçus de moi pour croire chez vous à un entraînement coupable.

Et à toutes les affirmations d’Anne Mme de Béclin opposait une violence croissante de négations. Il fallut cependant que cette lutte eût un terme. Dans toute l’ardeur alors d’une affection qui fut à coup sûr, sinon la plus constante, du moins la plus vive de sa vie. Mme de Cheffai montra une opiniâtreté de résolution fort rare chez toutes les femmes et particulièrement chez elle. Son amour cette fois remporta une victoire, victoire funeste comme toutes celles qui se remportent dans les régions du cœur, où le sentiment triomphant paie presque toujours son succès par des blessures mortelles.

Malgré l’avis de Clémencin, Polesvoï n’était pas un poète plus barbare que Goethe ou lord Byron; malgré l’assertion de Plangenest, il possédait un bisaïeul qui avait été même un homme fort vaillant; enfin, malgré le mot de Folbrook, s’il tenait de don Juan, ce n’était point par les créanciers. Assurément toutefois on n’aurait pu, en langage vulgaire, appeler Prométhée un bon parti pour la princesse de Cheffai. En lui donnant son nom moscovite, il lui faisait perdre cette fleur toute particulière d’élégance qui n’appartiendra jamais qu’à la noblesse française, et la fille d’Isaure aimait à respirer cette !leur-là; puis, en devenant princesse russe, Anne s’exposait à être réclamée un jour par sa nouvelle patrie. Or lisez les Mille et Une Nuits, vous y verrez que les femmes marines, quand elles se marient aux habitans de la terre, restent sous le charme des flots; un