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son cœur, il méconnaissait, il outrageait, il ne comptait pour rien les personnes et les choses les plus sacrées. Il avait proposé sérieusement à celle qu’il aimait de manquer pour la troisième fois aux samedis de la duchesse d’Estornaux, de si vénérables samedis! Il l’avait empêchée d’assister aux adieux faits au public de l’Opéra par la plus célèbre cantatrice de l’époque. Il s’était livré à des railleries usées et de mauvais goût sur l’ennui de rendre et de recevoir des visites. Enfin c’était un système tout entier d’isolement qu’il n’avait pas craint de conseiller à la princesse de Cheffai, et cela pourquoi? Pour l’obséder sans merci ni trêve de son éternelle passion, comme s’il n’y avait pas temps pour tout. Ce dernier argument était le coup formidable, la botte irrésistible de ses adversaires. Le crime le plus irrémissible qu’il y ait dans le monde, c’est d’y intervertir l’ordre assigné à tous les actes de la vie par des lois dont nul ne doit s’affranchir. — Ceux qui ont fait ces lois ont été si indulgens et si sages! vous disent les gens experts avec des sourires de matrones. Attendez : dans ce grand ballet où vous avez votre personnage à remplir, toutes les figures ont leur tour. Pour Dieu! ne les brouillez pas. — C’est ce que ne veut point comprendre l’incorrigible engeance dont faisait partie Prométhée.

Mais que disait-elle? car je m’aperçois que l’on doit à peine connaître son caractère. On ne parle jamais avec mesure des êtres qui vous remplissent : ce sont à leur sujet tantôt des paroles sans fin, et tantôt des silences absolus, comme si chacun devait goûter les épanchemens ou deviner les réticences de votre cœur. Eh bien! Anne était en proie à de rudes et fréquens combats. Son amour pour Polesvoï la dominait, sans toutefois détruire en elle des habitudes nées de son éducation et de sa nature. Cet amour au vol démesuré, aux ailes d’une puissance inconnue, l’avait traitée comme Lucifer, en un jour d’étrange désir, traita le Dieu dont il était jaloux : il l’avait emmenée sur la plus haute et la plus solitaire des cimes pour lui montrer de là toutes les pompes de ce monde. Seulement, ce qu’il lui avait proposé, c’était de s’éloigner de ces splendeurs pour toujours, et non point d’en faire son cortège. Cette proposition, il faut l’avouer, lui avait plu médiocrement, Anne était de ces femmes qui renouvellent sans cesse à l’endroit de la passion la fable du Bûcheron et la Mort. — Viens, disent-elles, je t’attends, je suis prête; ton poignard pour me délivrer de cette vie, ou bien tes coursiers ardens pour me réunir, loin de tous et de tout, à ce qui m’aime ! — La passion arrive, et on lui demande une épingle pour rattacher un nœud de ruban. Si au moins on la remerciait poliment, et en lui promettant de ne plus l’appeler, quand on a obtenu d’elle ce petit service! C’est qu’il n’en est point ainsi, loin de là. Comme on la