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du monde, avec celle qui le captivait, que s’il eût été près d’une fontaine au fond des bois. Cependant il fallut qu’il sortît de cet entretien pour se faire présenter à la marquise de Béclin. Isaure se piquait d’aimer la poésie et d’être bienveillante pour les poètes : elle déploya dans son accueil à Polesvoï les plus étudiées et les plus éprouvées de ses grâces. Elle recevait toutes les semaines; on chantait chez elle. Assurément Prométhée devait aimer la musique, car les vers, les chants, l’harmonie s’épanchent de la même source. Ainsi dit-elle à peu près avec un enthousiasme qui faisait onduler sur sa tête des marabouts ossianiques. Eh bien! je crois qu’en vérité Polesvoï la trouva séduisante; il y avait un reflet de sa fille chez elle. Quelles ruines, quelle masure, quel nid à belettes et à vipères le reflet d’un pareil astre n’aurait-il pas illuminé!

Ce fut à la fin d’une journée d’hiver, dans le coin d’un salon envahi par l’ombre, qu’ils scellèrent d’un baiser aux délices troublées et furtives, mais ardentes et sans bornes, une union de plus parmi ces unions secrètes qui étendent leurs réseaux invisibles à travers les régions mondaines. Pendant six semaines, ils s’étaient rencontrés chaque soir. Les mêmes travers leur avaient arraché le même sourire, les mêmes hontes leur avaient inspiré le même dédain. Les mêmes pensées, les mêmes sons, les avaient remplis du même ennui ou du même plaisir. Ils le croyaient du moins, car ces étranges ressemblances de goût, ces conformités merveilleuses de nature où tous les couples humains s’obstinent à placer l’origine de leurs mobiles sympathies, ne sont qu’illusions destinées à être durement châtiées par ces puissances qu’on oublie toujours d’appeler à la naissance des amours. Ainsi Anne, malgré tout ce qu’il y avait en elle d’élevé, de fier, d’étranger et parfois d’hostile aux vulgarités les plus puissantes, les plus tyranniques, les plus encensées, Anne était la fille d’un monde dont les fleurs les plus brillantes doivent leur naissance à la pluie d’or. Ce n’était pas au temps où il couchait à travers les broussailles de la Vendée qu’André de Béclin l’avait appelée à la vie. Anne était née d’un héros depuis longtemps séparé de la misère, du danger, de la souffrance, de toutes les austères et glorieuses compagnes de sa jeunesse. L’énergique et courte devise du blason paternel, par le fer, avait un peu perdu de sa valeur au bas d’armoiries qui auraient pu avoir deux sacs rebondis pour supports. Enfin elle appartenait, en dépit d’elle, à une autre loi qu’à cette loi d’enthousiasme idéal et de dévouement absolu qu’on pourrait appeler l’ancien testament de l’honneur.

Prométhée disait quelquefois en riant qu’il était le houzard de la ballade, l’amoureux trépassé de Lénore. Voué au culte de ce qu’il y a de plus mystérieux en ce monde, de la guerre d’abord, puis de ce