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pour le spectateur qui a connu les agitations de la vie. Nous aurions mauvaise grâce à nous en étonner, car les aspects de la nature prennent un sens différent selon la vie que nous avons menée. Quand nous avons concentré toute notre attention sur le bien-être matériel, il est tout naturel que nos regards s’attachent à la physionomie extérieure d’un paysage sans rien chercher au-delà. Si notre vie n’est pas demeurée à l’abri des passions, nous cherchons à notre insu dans la nature l’image de nos joies et de nos souffrances. Ce que nous voyons ne suffit pas à notre pensée, nous voulons apercevoir quelque chose au-delà. Une fois engagée dans cette voie, l’intelligence humaine dédaigne l’imitation littérale, et c’est chose toute simple. Dès qu’elle associe la nature à ses souffrances et lui demande un témoignage de sympathie, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ne s’applique pas à reproduire servilement ce qu’elle voit. Le spectateur qui cherche dans les plaines et dans les montagnes l’écho de sa pensée ne peut les représenter comme un spectateur indifférent : il est amené à son insu à leur prêter les sentimens qui l’animent. Quand les plantes n’expriment pas la pensée qui le domine, il n’hésite pas à modifier la forme réelle pour témoigner ce qu’il éprouve. C’est là ce que j’appellerai le second pas du paysage.

Mais l’aspect de la nature peut susciter des sentimens d’un ordre plus élevé chez les intelligences plus richement douées. Il y a des spectateurs qui ne se contentent pas, en traduisant leurs souvenirs, de modifier la forme des plaines et des montagnes pour exprimer leurs sentimens personnels, mais qui introduisent dans le paysage des acteurs animés de leurs sentimens. Les peintres compris dans cette famille étudient la nature comme s’ils voulaient se contenter de la représentation littérale de ce qu’ils ont vu; seulement ils ajoutent à leurs souvenirs quelque chose de plus élevé, qui marque leur place parmi les artistes les plus éminens. Comme ils ne croient pas trouver dans la forme des montagnes et des vallées librement interprétée l’expression complète de leurs sentimens, ils se proposent un but plus haut, plus difficile à toucher, — la nature associée à la pensée des personnages et la physionomie des personnages réfléchie dans la nature.

Ces trois manières d’envisager le paysage correspondent à trois momens de l’histoire de la peinture. Ce n’est pas moi qui les imagine, je ne fais que me souvenir. Ce que j’exprime sous une forme générale se trouve représenté par trois grands noms : Ruysdaël, Claude Gellée, Nicolas Poussin. Il s’agit maintenant de justifier, par l’analyse de leurs ouvrages, ce que je viens d’affirmer. Cette tâche, quoique délicate, ne présente pas des obstacles nombreux, car chacun de ces trois maîtres se sépare si nettement des deux autres.