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força d’abdiquer le principat, et mit à sa place Majorien. Alors se révéla le plan de domination qu’avait médité Ricimer, et dans lequel il persévéra avec une épouvantable constance. Ne pouvant, en sa qualité de Barbare, aspirer au pouvoir impérial, il rêva le gouvernement de l’empire par l’asservissement de l’empereur, et lorsqu’il fit à son ancien compagnon d’armes Majorien le don inattendu de la pourpre, il comptait bien que celui-ci ne la porterait que sous son bon plaisir. Le grand cœur de Majorien se refusa à ce vil marché ; il voulut régner, il régna, il se rendit populaire, et Ricimer le fit tuer.

Ce meurtre fut suivi d’un interrègne de trois mois pendant lesquels le Suève gouverna seul, se trouva seul en face du sénat comme puissance rivale et armée ; puis il alla prendre on ne sait où, pour le proclamer empereur, un Lucanien nommé Sévère, dont la bassesse d’esprit et de condition semblait garantir la docilité. Pourtant Ricimer se lassa de sa créature, et après un règne insignifiant de moins de quatre années, le poison fit pour Sévère ce que l’épée avait fait pour Majorien. L’interrègne recommença, et ce qui rendait la situation plus critique, c’est que le lien d’unité était rompu entre l’Occident et l’Orient, Ricimer ayant disposé du trône occidental sans l’agrément de Léon, n’ayant manifesté depuis aucun souci de se rapprocher, et gardant au contraire vis-à-vis du gouvernement de Constantinople une attitude d’arrogance et de défi : le Barbare voulait isoler l’Italie pour la maîtriser plus facilement.

Ce berceau du monde romain présenta dès-lors un spectacle étrange et terrible. Un Suève, chef suprême des troupes de l’empire, composées par ses soins et dans son intérêt de Burgondes, de Goths, de Suèves surtout, tenait sous sa main Rome et le sénat, sans leur donner un prince et sans oser l’être. Cette armée romaine, c’était la sienne, ou plutôt c’était son peuple[1]. Il l’avait cantonnée autour de Milan, dans le voisinage des montagnes de Rhétie et de Norique, d’où elle tirait ses recrues de Suèves danubiens, et de là le descendant d’Arioviste, dictateur barbare de Rome, signifiait ses volontés aux descendans de Jules-César, ou venait les exprimer lui-même en plein sénat. Bien que magistrat romain et tenant de Rome son autorité, il dédaignait de porter la toge ou la chlamyde, préférant la toison de pourpre des chefs germains[2]. Ce n’était assurément pas la première fois que Rome avait vu à ses portes un de ses généraux et une de ses armées suspendre les pouvoirs réguliers de l’état et lui parler en maîtres ; mais ce dictateur couvert de peaux était un étranger, cette armée était un peuple barbare,

  1. « Proprio marte… » Sidon. Apollin., Panegyr. Anthem., v. 353.
  2. « Pellitus. » Eunod., Vit. S. Epiphan., p. 340, edit. Schot.