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bravaient intrépidement, 82 sont morts pendant la campagne. Jamais aussi les officiers du corps de santé n’avaient trouvé une plus belle occasion de prouver leur dévouement traditionnel à la France, à l’armée qui les a toujours traités en frères, et dans les rangs de laquelle ils ont toujours été si fiers de compter[1]. Le 2 mars, la population de Péra était fort attristée, je me le rappelle, à la vue de trois corbillards emportant en même temps trois médecins tombés ensemble victimes de leur abnégation. Ces lugubres pérégrinations au champ des morts brisaient l’âme; on se comptait, et on pouvait se dire : « Qui de nous recevra demain ce triste et dernier adieu? » C’était au médecin-inspecteur que revenait le plus pénible des devoirs, celui de prononcer les paroles suprêmes sur la tombe de ses malheureux camarades. Les pieuses filles de Saint-Vincent-de-Paul payèrent aussi un large tribut à la mort; 31 périrent près des malades émus et reconnaissans, à qui elles prodiguaient, sans éprouver jamais ni fatigue, ni dégoût, ni inquiétude pour elles-mêmes, des soins d’une délicatesse incomparable; 24 sont mortes du typhus. La première qu’emporta le fléau, la sœur Walbin, disait en expirant : « La seule grâce que je demande, c’est d’être enterrée avec les soldats; ils s’ennuieraient sans moi. »

Cependant, au lieu d’ouvrir de tous côtés des ambulances ou des hôpitaux sous baraques, on continuait à évacuer les malades sur France. Depuis un mois, 6,000 y avaient été transportés. La moitié des vaisseaux, au lieu de retourner en Crimée, étaient dirigés vers Marseille et Toulon, et, faute de bâtimens, la Crimée ne pouvait plus nous envoyer autant de malades. Ainsi le système restait le même : la Crimée se débarrassait sur nous, et nous sur la France. Le mal infectait les navires, se propageait parmi les marins et était porté à Marseille. Il fallait prendre une grande mesure : conserver en Crimée tous les typhiques, à l’exclusion des autres malades, qu’on enverrait à Constantinople. Je partis pour Sébastopol le 9 mars 1856. Au moment de m’embarquer, je reçus la visite du directeur des bateaux-postes des messageries impériales, M. Girette. « Le typhus, me dit-il, exerce tant de ravages sur les navires de la compagnie, infectés par de continuelles évacuations de malades, que le service des courriers va se trouver forcément interrompu dans peu de jours sur toute la ligne de Sébastopol à Marseille. » Beaucoup de matelots, des chauffeurs, des officiers commandant ces navires, étaient morts du typhus; d’autres étaient malades : M. Cirette ne trouvait pas à les remplacer.

  1. La France sait apprécier tous les genres d’héroïsme; cependant les veuves des officiers de santé sont privées, par le projet de loi qui a doublé les pensions de retraite des officiers de l’armée, des avantages accordés aux veuves de ceux-ci.