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tel, n’abdiquant pas toute sa liberté, ne se jetterait plus comme la feuille morte qui s’abandonne au courant dans cet abîme immense et sans fond où il roule comme un atome. Ce qu’il y a de plus saisissant dans ce grand dialogue entre Krichna et Ardjouna, c’est l’inquiétude de celui-ci, son trouble à la vue des guerriers sur lesquels plane la mort, c’est cet élan de tendresse et de pitié, cet accablement qui s’empare de l’âme du héros. Il a besoin de savoir ce qu’est l’humanité, d’où elle vient, où elle aboutit, ce qu’il y a au-delà de cette vie si courte, toujours menacée, et qu’il va lui-même détruire avec les armes terribles qu’il tient à la main. Si les pensées philosophiques et religieuses se présentent naturellement à l’esprit, certes c’est bien en un pareil moment, lorsque deux armées s’approchent pour se combattre, et quand une guerre civile va faire couler à grands flots le sang des enfans d’une même race. Que la doctrine prêchée par Krichna soit une rêverie sans issue, un panthéisme à rendre fou, et comme une perspective ouverte sur des abîmes ; qu’elle exalte l’orgueil humain tout en humiliant l’humanité, qu’elle condamne l’homme à l’inertie de la pensée, qu’elle enchaîne les meilleurs sentimens de son cœur et qu’elle étouffe les aspirations de son âme, ce sont là des vérités de toute évidence ; mais comme poésie, comme richesse de langage, comme effet dramatique, je ne sais rien de plus beau dans la poésie épique des temps primitifs que ce dialogue sur les plus hautes questions de la philosophie entre deux héros, l’un dieu, l’autre fils de dieu, s’entretenant au front d’une armée immense qu’éclaire de ses rayons un soleil éblouissant, et s’exprimant dans la plus sonore, dans la plus abondante des langues.

III. — la double vengeance.

En expliquant à Ardjouna la doctrine du djoguisme, le divin Krichna lui a conféré la science surnaturelle. Là où se trouve l’esprit du dieu, là aussi sera la victoire ; les fils de Pândou sortiront donc triomphans de cette lutte terrible. Pendant dix-huit jours, les deux armées s’attaquent avec acharnement, et chaque héros a son moment glorieux, son action d’éclat qui le met en relief. Aux grands coups que frappent les guerriers succèdent par intervalles les lamentations qui s’élèvent comme un chant funèbre autour du cadavre de ceux qui tombent, puis les imprécations contre le meurtrier et les accens de la vengeance. La pitié, la douleur, la colère, tous les sentiniens qui peuvent assiéger le cœur des combattans au plus fort de la mêlée se font jour à la fois dans cette épopée immense, où il y a place pour tout. Aussi, bien que cette bataille soit plus longue à elle seule que l’Iliade tout entière, elle se fait lire dans le texte, tant