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pas des volumes, mais des montagnes d’esthétique, de gloses et de commentaires. Le grand but qu’il se proposait, c’était d’écrire autant d’ouvrages qu’il vivrait d’années : cette magnifique ambition fut encore dépassée, car n’ayant vécu que quatre-vingt-trois ans, il eut le bonheur inestimable de mettre au jour quatre-vingt-huit volumes, et quels volumes! Remarquez que je n’entends parler ici que des travaux livrés à l’impression, et me tais sur les manuscrits, dont, s’il fallait en croire M. Riehl, la somme serait encore plus copieuse. Convenons qu’auprès de ce géant, les plus illustres d’aujourd’hui ne sont que de pauvres pygmées, car alors on n’avait pas encore inventé la race des collaborateurs, et tout ce que signait un écrivain était son œuvre. Les traductions lui servaient de délassement, et la locomotive, une fois lancée à toute vapeur, s’en allait à travers des espaces incalculables : soixante-neuf feuilles d’impression en un mois, que vous semble du chiffre, surtout si vous considérez qu’il s’agissait d’un livre d’histoire, solide et compacte comme les in-octavos allemands de ce temps-là ! Il va sans dire que tout ce qu’un pareil auteur pouvait produire n’était point absolument chef-d’œuvre, et qu’à l’or sorti de sa plume beaucoup de clinquant se devait mêler. Néanmoins cette verve continue, cette veine d’application intarissable, témoigne d’un certain degré de puissance, et même, en faisant la part du fatras, on ne peut s’empêcher, quand on parcourt ses principaux ouvrages, de remarquer çà et là divers passages empreints de cette profondeur d’idée et de cette coloration de style qui dénotent dans l’histoire et la critique des beaux-arts un génie vraiment original. C’est à Mattheson, on peut le dire, que l’esthétique allemande doit les procédés de discussion encore en faveur aujourd’hui. Avant lui, Printz et les littérateurs de la période précédente n’employaient que le latin, et ce fut l’auteur du Parfait Maître de chapelle qui le premier remplaça le jargon pédantesque par la langue de tout le monde, un allemand corsé, nerveux, parfois même un peu brutal, mais qui dit ce qu’il veut dire et carrément. Cet exemple de Mattheson fut bientôt suivi par tous les écrivains de l’époque, et l’esthétique musicale se trouva de la sorte affranchie des entraves routinières du passé. Il y eut dans le mouvement dont Mattheson donna le signal, et qui du reste ne devait point se borner à la musique, quelque chose de cet esprit de réforme et d’émancipation qui caractérise en littérature la fameuse période connue en Allemagne sous la dénomination de Sturn und Drang Période. Cette réforme de la langue au point de vue technique, cet art merveilleux de germaniser l’expression et de remonter sans cesse au radical, ont même tellement frappé M. Riehl, qu’il n’hésite pas à prononcer le nom de Luther, nom bien grave en pareil chapitre, mais qui prouve du moins quel immense cas font certains bons esprits en Allemagne des services rendus par Mattheson à leur langue. Ainsi que nous l’observions, il faut s’attendre cependant à de terribles inégalités, et savoir séparer le bon grain de l’ivraie, car pas n’est besoin de remarquer que nous ne touchons point à Goethe. Aussi parfois, quels mélanges imprévus, quels singuliers contrastes! A côté d’un excellent morceau d’histoire, d’une suite de commentaires exposés du meilleur style, une phraséologie lourde et nauséabonde, tantôt se hérissant d’expressions pédantesques, tantôt se panachant de mots empruntés au vocabulaire des halles. Que dire en outre de ces préfaces, dont une, dédiée au landgrave Ernest-Louis de Hesse, s’ouvre