Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont faits à leurs seigneurs, une tête de serf répondant de 240 francs. La noblesse finira par être expropriée plus d’une fois au profit de nouveaux nobles qui se rendront acquéreurs, mais quelquefois aussi au profit des paysans eux-mêmes. Il y a quelques années, un village qui avait été engagé par un prince fut mis aux enchères, et, moyennant 516,000 francs, réunis par enchantement, les paysans se firent adjuger à eux-mêmes le village et leurs personnes. D’ailleurs, dans cette dissolution de la propriété territoriale, il faut s’attendre à voir intervenir les fabricans et les marchands, qui ne laisseront pas échapper une occasion de faire fructifier leurs capitaux dans l’agriculture, et comme il leur est interdit de posséder des serfs, parce qu’ils ne sont ni nobles ni anoblis, ils seront des auxiliaires de l’émancipation. On doutera peut-être de l’aptitude des nouveaux affranchis à s’administrer dans leurs villages; les paysans russes sont habitués depuis bien longtemps à délibérer sur leurs affaires, ils élisent librement leurs anciens, et ils discutent leurs intérêts selon les règles du bon sens et de l’urbanité même, de l’aveu de tous les observateurs. Tandis que l’élément municipal était étouffé dans les villes, où la noblesse avait en quelque sorte ses donjons, il prenait racine dans les villages, où il suppléait des maîtres absens; la liberté vivifiera ce germe de commune rurale, créé entre gens ne se possédant pas et sur une terre non possédée, témoignage vigoureux de l’instinct moral qui poussait les paysans russes à se faire société quand on les faisait troupeau.

Voilà donc des acheminemens à l’émancipation, auxquels s’en ajouteront d’autres provenant de l’industrie. Il y a aujourd’hui trois classes d’ouvriers : les travailleurs libres, les paysans de la couronne ou des particuliers, qui disposent de leur temps pour toute l’année ou pour l’hiver seulement; — les serfs tenus à la corvée (ce dernier cas est ordinaire dans les fabriques fondées par des propriétaires qui se sont faits manufacturiers ou par des manufacturiers qui ont pris à bail pour quatre-vingt-dix ans des terres avec leurs serfs); — enfin les serfs achetés par des fabricans avec autorisation, pour être employés chaque jour de la semaine. On en viendra à reconnaître que le travail gratuit et contraint est ingrat, que l’homme ne rend qu’autant qu’il reçoit, et la corvée disparaîtra partout comme la forme de labeur, sinon la plus odieuse, du moins la plus improductive. Déjà l’ouvrier salarié apparaît comme le compagnon indispensable du développement de l’industrie.

Ainsi la modification du sort des serfs et de la classe intermédiaire sera le complément de cette conquête intérieure, dont les voies ferrées seront l’instrument décisif. Ce n’est pas une vaine utopie; il ne peut y avoir une évolution progressive du pays sans le progrès même