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du libre échange oppose à la compétition du monopole une charte de pondération économique, et tout prépare l’union industrielle et commerciale de ces nations, que leurs relations financières enlacent de plus en plus, si bien que leur confédération est sous la sauvegarde d’une complication d’intérêts matériels et moraux. En vérité, personne n’y fera brèche. Dès-lors faut-il attribuer à la Russie le rôle inintelligent d’un antagonisme perpétuel ? Ne serait-ce pas la calomnier ? Si elle voit dans ses chemins de fer de commodes instrumens de guerre et d’immixtion, elle y voit aussi les instrumens de ce qu’on a nommé sa conquête intérieure : fertilisation de son sol, multiplication de ses produits, peuplement de ses solitudes. C’est l’une de ses ambitions, c’est peut-être le programme du règne qui commence. Soit ! Plus elle voudra ressembler aux nations européennes, plus elle inclinera vers leur pacte. Étant la dernière venue, elle sera la dernière à y adhérer ; mais un jour elle se ralliera à leur système, le temps aidant, le temps et les chemins de fer. Il n’y a donc aucun sujet de redouter le triomphe de sa domination, à moins que les nations dans lesquelles la civilisation se personnifie à cette heure n’aient leur déclin, et ne doivent céder la place à des nations plus jeunes, telles que l’Amérique du Nord et la Russie elle-même.

Que de fois n’avons-nous pas entendu prédire à la vieille Europe le sort de la Grèce perdant sa liberté et sa gloire ! Nous en demandons pardon aux prophètes de la ruine, nous ne saurions partager leurs pressentimens mélancoliques ; nous n’acceptons pas pour l’histoire contemporaine les dénoûmens tragiques de l’histoire ancienne. Il y a un fait plus concluant que quelques analogies : c’est que l’abolition de l’esclavage, la réprobation de la guerre, l’ennoblissement du travail, le respect du droit dans les individus et dans les nations, les dispositions sympathiques des peuples marquent une différence profonde entre la société antique et la société présente. Pourquoi celle-ci aurait-elle la même fin, lorsqu’elle n’a pas les mêmes causes de caducité ? Ne l’a-t-on pas remarqué ? Plus cette société a dépouillé le passé, plus elle est devenue vivace ; elle est immortelle parce qu’elle se régénère. Notre Europe se défend de la vieillesse en se rajeunissant, et de la juvénilité en conservant les solides acquisitions de l’expérience. Voilà ce qui fait sa supériorité vis-à-vis de l’Amérique et de la Russie, « ces deux Hercules au berceau, » comme on les a ingénieusement nommées. Leur fièvre d’agrandissemens est en effet la même, l’énergie extérieure est pareille ; mais chez ces deux états, qui représentent les deux extrêmes du régime social, la démocratie et l’autocratie, les mêmes défaillances se font remarquer, et de tous les deux on peut dire que, s’ils s’approprient mer-