Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vôtre, était restée ici-bas attachée à cette main que mes lèvres pressaient pour la dernière fois, à cette chambre où je ne dois plus rentrer, à ce cher, à ce digne père qui m’accompagnait pour la dernière fois ! Je suis seul maintenant et puis pleurer ; je vous laisse heureux et ne m’en vais point de vos cœurs. Oui, je vous reverrai, mais ne pas vous revoir demain, c’est ne vous revoir jamais. Dites à mes chers bambins, dites-leur : Il est parti ! Je m’arrête, car je sens que je suis à bout. »


II.

Goethe a pris soin de faire expédier ses bagages à Francfort à l’adresse de Mme de La Roche, chez qui Merck doit le rejoindre, et le voilà suivant à pied les bords pittoresques de la Lahn, le cœur et l’esprit fort éprouvés sans doute, mais. Dieu merci, point assez malades pour rester insensibles aux splendeurs du paysage. Il s’oublie à contempler ces collines boisées, ces hautes cimes que le soleil inonde de ses rayons tandis qu’une brume flottante obscurcit les vallées, ces vieux Burgs, si fièrement campés sur leurs pics séculaires, et son âme, irrésistiblement émancipée, noie dans l’azur et la lumière les souvenirs du cher roman auquel il a fallu dire adieu. On connaît le singulier penchant que Goethe avait pour la peinture, les fantasques désirs de manier la brosse qui, sa vie durant, hantèrent cette grande intelligence. À l’enthousiasme que ce spectacle éveille en lui, à l’émotion qui s’empare de tout son être, il croit surprendre le secret de sa vocation, et, pour en finir désormais avec cette incertitude qui le tourmente, il se décide à faire parler le sort, bien résolu, quel que soit le décret, à s’y soumettre irrévocablement. Qui ne se souvient de ce bizarre passage des Confessions où Rousseau lance une pierre contre un arbre et voit un signe de son salut éternel dans le fait d’avoir touché ce but : « ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu le soin de le choisir fort gros et tout près ? Depuis lors, je n’ai plus douté de mon salut. » L’épreuve que Goethe imagina de tenter à cette occasion, aussi extravagante, a l’irrévérence de moins[1]. Tirant donc de sa poche un couteau, il le lance à la rivière de toute sa force. S’il voit le couteau tomber dans l’eau, il sera peintre ; le sort en est jeté ! mais si au contraire les saules plantés sur le bord lui en dérobent la chute, il renonce à tout jamais à ses idées. L’oracle eut le bon esprit de ne pas se compromettre, il ne donna qu’une réponse ambiguë, car d’une part Goethe ne vit pas le couteau plonger, mais de l’autre il aperçut

  1. Les Confessions ayant paru en 1768, c’est-à-dire quatre années avant l’époque où nous sommes, tout porte à croire qu’il y eut de la part de Goethe, sinon plagiat, du moins réminiscence.