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le célèbre professeur de droit prend ses repas. Goethe, dans son autobiographie[1], a donné de cette anecdote un récit assez plaisant, mais qui serait bien loin, au dire de certains auteurs, de valoir le récit même de Hoepfner. « Si spirituellement, écrit l’un d’eux[2], que Goethe ait peint cette étrange rencontre, son tableau n’est qu’un témoignage de plus de l’impuissance de la plume à rendre la verve, l’originalité d’une plaisanterie fugitive. C’était de la bouche de Hoepfner qu’il fallait entendre cette scène. Avec quel entrain comique il vous mettait devant les yeux ce jeune homme au front élevé, au regard de feu, séduisant et beau jusque dans la gaucherie de son maintien ! Comme il vous faisait rire de ses discours embarrassés, et à quelle péripétie, à quelle explosion dramatique vous assistiez, lorsque le prétendu nigaud, dépouillant sa défroque de fantaisie, s’écriait en sautant au cou de Hoepfner : Je suis Goethe, cher maître, pardonnez-moi cette plaisanterie ! Mais que voulez-vous ? Je me défiais de ces présentations régulières faites par un tiers et qui vous laissent pour des années froid et cérémonieux l’un vis-à-vis de l’autre ; j’ai voulu entrer à pieds joints et d’un seul bond dans votre amitié. »

Avec Hoepfner, le Journal des Savans comptait, nous l’avons dit, à Giessen, deux autres représentans, Schlosser et Merck. Schlosser devait épouser Cornélie, la sœur tendrement aimée de Wolfgang. Ce mariage désormais arrêté n’était plus différé que par l’absence du fils de la maison, et l’on conçoit que le fiancé, impatient de voir enfin réussir ses projets, redoubla d’efforts pour arracher de ces lieux son futur beau-frère, sur la présence duquel il n’y avait pas à compter tant que les beaux yeux de Charlotte le retiendraient aux bords enchantés de la Lahn. Quant à Merck, des idées d’un ordre moins personnel le préoccupaient, et persuadé avant toute chose qu’il y avait là une grande vocation à sauvegarder, il s’apprêtait, quel que fût d’ailleurs l’odieux d’une pareille intervention, à jouer dans cette affaire le rôle équivoque et fâcheux qu’il avait, deux ans plus tôt, joué à Sesenheim vis-à-vis de Frédérique Brion.

Fils d’un apothicaire de Darmstadt, Jean-Henri Merck s’était de bonne heure, par son esprit et ses talens, fait adopter du meilleur monde. Il était à cette époque en correspondance avec la plupart des princes et des beaux-esprits de l’Allemagne, nommément avec Herder, qui professait à son endroit la plus haute estime et mettait à conserver son amitié une certaine coquetterie, craignant (ce qui du reste ne manqua pas d’arriver) que ce goût de plus en plus prononcé pour Goethe n’y vînt à la longue porter quelque atteinte. « Personne,

  1. Wahrheit und Dichtung, p. 115 du XXIIe volume des Œuvres complètes.
  2. Karl Wagner, l’éditeur des Lettres et Correspondances de Goethe, Herder, Höpfner et Merck avec leurs amis. Leipzig 1847.